Je m’appelle Louise, j’ai 25 ans aujourd’hui (notez la subtilité du rappel !) et je vis à Paris. J’ai fait une école de commerce mais je suis surtout artiste et passionnée par l’art, les histoires et les témoignages sous toutes leurs formes. Dans cette newsletter, une sorte d’essai à la fois intime et documenté, j’essaye de comprendre des choses sur moi et le monde qui nous entoure. Vous y trouverez aussi des recommandations de lecture, films, podcasts, expos, pièces de théâtre. Bonne lecture !!
Coucou tout le monde,
J’espère que vous allez bien et que vous avez passé de bonnes fêtes malgré ce virus qui perturbe tous les plans en permanence.
Je vous écris de chez mes parents, à Paris. Depuis que j’ai quitté l’appartement familial, j’ai un peu l’impression d’avoir une résidence secondaire à 16 stations de métro, c’est très pratique ! Pour quelques heures encore, je savoure le confort et l’insouciance d’être chez eux.
J’ai commencé à écrire cette newsletter sur l’amitié sans être très sûre de ce que j’allais pouvoir raconter. Sur le sujet de l’amitié, j’ai lu un philosophie magazine entier prêté par mon amie Diane. Mauvaise idée. Non pas que je ne l’ai pas trouvé intéressant, mais découvrir un condensé des idées des plus grands philosophes, romanciers et sociologues sur le sujet s’est avéré un peu inhibant. Mais, comme à chaque fois que je galère, je me suis répétée : “sois sincère”.
J’ai toujours eu une conception de l’amitié assez intense. Dès l’école primaire, et jusqu’au collège, c’était “tout ou rien” avec mes amies. Mes amitiés de petite fille, assez fusionnelles et exclusives, ressemblaient un peu à des relations amoureuses. Elles en avaient parfois l’irrationalité, l’intensité et l’impulsivité. Je pense à une fille que je trouvais très belle, bien habillée et énigmatique, qui me fascinait complètement en primaire. On faisait tout ensemble. Mais un jour, elle m’a déçue et je l’ai “quittée” du jour au lendemain.
Je me reconnais beaucoup dans une newsletter Louie Media qu’Agathe Hocquet a écrit sur ses amitiés d’adolescente (que je ne trouve malheureusement pas sur Internet).
J’étais passionnée, j’aimais très vite et très fort, mais j’attendais aussi beaucoup des autres en retour, et j’étais souvent déçue. Je ne comprenais pas qu’il puisse y avoir plusieurs niveaux d’amitié, des amitiés ‘superficielles’, pour moi c’était tout ou rien, c’était à la vie à la mort. Au lycée, j’avais trois meilleur·e·s ami·e·s et je voulais tout faire avec elles/eux. Je voulais qu’on habite en coloc ensemble après le bac, qu’on passe tout notre temps libre ensemble, qu’on partage tout.
Le temps a passé et j’ai pris conscience de l’intensité et de l’exigence avec lesquelles je vis mes relations d’amitié. Je crois que mes amitiés sont beaucoup plus saines aujourd’hui, mais je ressens parfois un décalage avec la simplicité, la légèreté et le détachement avec lesquels certains de mes copains ont l’air de vivre leurs amitiés. Et comme Agathe Hocquet, “j’ai toujours peur d’être trop intense, d’avoir des attentes excessives, de ne pas être assez cool et détachée”.
D’autant que depuis un an et demi, nous commençons tous à travailler et j’ai l’impression que nous entrons dans une nouvelle phase de vie où les copains passent après les éventuels moments en couple, après le travail, après les déjeuners de famille. Si l’on en juge par notre engagement et notre disponibilité, je trouve l’amitié un peu dévalorisée par rapport aux autres relations. Pour ne pas faciliter les choses, le Covid a rendu les retrouvailles super compliquées ces dernières semaines.
Je suis très à l’aise avec l’idée d’avoir des relations sociales plus mondaines qui n’admettent pas d’autre enjeu que de se voir de temps en temps tout en restant dans une forme de séduction sociale - si la pandémie m’a montré une chose, c’est à quel point ces relations plus distantes et plus légères sont importantes pour moi. Mais je n’ai pas envie que toutes mes amitiés se calquent sur ce modèle. Avec mes ami.e.s proches, j’ai besoin de profondeur, de sincérité et de communication.
C’est donc ce que je vais explorer dans cette newsletter : en quoi l’amitié est-elle dévalorisée, notamment par rapport aux relations amoureuses ? Est-ce que cette hiérarchie des relations est pertinente ? Qu’est-ce qui se passe si on met nos amitiés au même niveau que les relations amoureuses ?
Les amis vs l’amour
L’amitié en free style
La relation d’amitié est dénuée de codes sociaux, symboliques ou institutionnels - à l’inverse des relations professionnelles, familiales et surtout amoureuses qui sont très codifiées : le premier verre, le premier baiser, la première nuit, le premier “je t’aime”, éventuellement les fiançailles, le mariage, l’emménagement, devenir parent… un enchaînement chronologique d’étapes prescrites par la société que le podcast Le Coeur sur la table nomme avec humour “l’escalator relationnel”.
Dans nos relations amicales, ni contrat, ni codes, ni rites de passage. Et comme si on manquait d’occasions symboliques pour célébrer l’amitié, le choix du témoin de mariage est surtout devenu un témoignage d’amitié. Tout comme celui du parrain ou de la marraine qui a un peu perdu sa fonction première d’ “accompagnement de l’enfant dans sa vie chrétienne”.
L’amitié ne fait pas l’objet de fêtes commerciales comme la Saint-Valentin qui rythment la vie de couple de millions de gens. Comme le rappelle Eva Illouz dans un article du hors-série sur l’amitié, la relation amoureuse est en effet le pilier de nombreuses industries.
L’amour est la source d’opportunités de consommation sans fin. Non seulement d’histoires, d’expériences, de conseils, mais aussi d’objets : mariages somptueux, rendez-vous au restaurant, films, discothèques, opéras, escapades romantiques dans des sites touristiques, vêtements à la mode, maquillage, parfum et bijoux, sites de rencontre…
A tous les niveaux, dans tous les milieux, l’amitié se fête moins que l’amour. Alors on peut se dire que justement, l’amitié est épargnée par les conventions qui codifient nos relations amoureuses et les récits marketing et publicitaires qui formatent notre imaginaire amoureux. L’amitié est libre, et c’est peut-être ce qui fait sa beauté.
L’amour prend toute la place
Mais ces rites et ces fêtes ne sont pas neutres. Ils montrent qu’à l’inverse de l’amitié, l’amour nous fascine. Dans la presse, alors que l’amitié apparait comme un sujet mineur, les relations amoureuses font l’objet d’articles, d’enquêtes, de questionnaires… Et je suis bien placée pour le savoir, ayant lu des dizaines et des dizaines d’articles révélant, au hasard, les recettes de succès du couple.
J’ai aussi lu plusieurs fois que le sujet de l’amitié, pourtant central dans nos vies, était délaissé par la recherche moderne. Un paradoxe qu’énonce cet édito sur les relations d’amitié paru dans la Nouvelle Revue Féministe :
Tandis que la famille et le couple hétérosexuels sont des thèmes et des objets de recherche de premier plan, l’amitié suscite peu d’intérêt alors qu’elle constitue une dimension fondamentale de la vie affective et de l’organisation sociale et privée dans les sociétés occidentales contemporaines.
Enfin, l’amitié est beaucoup moins représentée que l’amour dans la fiction, que ce soit dans les films ou les romans. Dans un épisode du podcast Emotions sur l’amitié, la journaliste Adélie Pojzman-Pontay part de ce constat :
La culture populaire est fascinée par les relations amoureuses. Des rom-coms, dont tout le scénario tend vers la scène du baiser, aux adaptations cinématographiques de grands classiques, comme Anna Karénine ou Orgueil et Préjugés qui mettent en scène les tourments amoureux: il existe des centaines de films et de livres qui explorent différentes manières de tomber et d’être amoureux.
Quand j’étais petite, les amitiés étaient aussi voire plus présentes que les histoires d’amour dans les livres que je lisais (Les Malheurs de Sophie, Le Club des cinq, Grand Galop, Harry Potter…). Mais je me rappelle aussi des films Disney, dont la fin coïncide en général avec le mariage du prince et de la princesse. Je crois que ces dénouements me rendaient un peu triste, car elles laissaient deviner que le couple princier partait très loin et pour toujours, laissant famille et amis derrière. C’est l’impression que me laissaient la fin de Cendrillon et celle de Blanche-Neige, par exemple. Mais celle qui m’attristait le plus, c’était la scène finale de la petite sirène. Pour aller vivre son idylle avec son prince, cette dernière disait adieu à son père, à Polochon et à tous ses copains sirènes. L’amour et le mariage justifiait de renoncer à tout le reste.
Nous avons grandi et notre fascination pour les histoires d’amour n’a pas faibli et l’amitié est restée un sujet secondaire dans la fiction. Je me suis creusé la tête pour trouver quelques exceptions.
Adulte, j’ai découvert une première vraie histoire d’amitié féminine, en écoutant L’amie prodigieuse, roman d’Elena Ferrante lu par des comédiens dans l’émission Le Feuilleton.
Plus récemment, j'ai lu et beaucoup aimé deux romans de Sally Rooney : Conversations with friends et Beautiful World, where are you ? Le fait que les relations amoureuses et amicales y sont traitées de la même façon, mobilisant autant de texte et de nuance, n’y est pas pour rien. Dans les deux romans, les amitiés qui lient les deux personnages principaux - toujours deux jeunes femmes - sont aussi importantes, intenses et complexes que leurs relations amoureuses.
J’ai d’ailleurs lu plusieurs fois qu’on manquait particulièrement de récits sur les amitiés féminines, les hommes ne les ayant décrites pendant des siècles que sous le prisme de la rivalité et la jalousie. Virginia Woolf, dans un passage d’Une Chambre à soi, insiste sur ce manque d’amitiés féminines dans la littérature.
Les mots que je viens de lire sont : « Chloé aimait Olivia… »… « Chloé aimait Olivia… », ai-je lu. Et je fus alors frappée de l’immense changement que ce fait représente. Pour la première fois peut-être dans la littérature, Chloé aime Olivia. Cléopâtre n’aimait pas Octavie. À quel point, si cela avait été, Antoine et Cléopâtre s’en fût-il trouvé modifié ! (…) Le seul sentiment que Cléopâtre éprouve envers Octavie est de jalousie. Est-elle plus grande que moi ? Comment arrange-t-elle ses cheveux ? Peut-être la pièce n’en demandait-elle pas davantage ? Mais que des rapports plus compliqués entre ces deux femmes eussent été intéressants !
Cette manière de réduire les relations entre des femmes constitue d’ailleurs un des indicateurs du test de Bechdel, inventé par l’autrice de BD Alison Bechdel en 1985 pour révéler le manque de personnages féminins ou leur limitation au rôle de faire-valoir des héros masculins au cinéma. (Merci Pierre pour le rappel !). Le test évalue ce biais à travers trois questions :
Y a-t-il au moins deux personnages féminins portant des noms ?
Ces deux femmes se parlent-elles ?
Leur conversation porte-t-elle sur un sujet autre qu’un personnage masculin ?
Ce n’est pas le sujet sur lequel je veux axer ma newsletter, mais il est certain que les amitiés entre femmes et les amitiés entre hommes n’ont pas tout à fait hérité des mêmes codes, des mêmes biais et des mêmes récits.
Si les amitiés féminines ont hérité de ces biais sexistes particuliers, peu de films parlent d’amitié tout court - que ce soit entre femmes, entre hommes, entre hommes et femmes. J’ai bien réfléchi et tout ce que j’ai trouvé - tous registres confondus - c’est Thelma et Louise, Tout ce qui brille et Comme des frères. Je pense aussi à Vincent, François, Paul… et les autres, un beau film mélancolique de Claude Sautet où l’on suit une bande de copains dans leurs dimanches à la campagne et leurs rendez-vous parisiens. J’ai re-regardé avec plaisir la célèbre scène du gigot, qui exprime avec finesse la complexité de l’amitié quand elle mêle les souvenirs, les évolutions, les rivalités et les aigreurs de chacun.
Seules exceptions : les séries qui, parce qu’elles peuvent durer des heures et des heures, s’attardent sur des relations habituellement reléguées au second plan dans les films. Elles sont nombreuses à donner beaucoup plus de place à l’amitié, de Gossip Girl à Sex Education, en passant par Friends, How I met your mother, Desperate Housewives, Breaking Bad… Le temps long des séries permet de représenter l’amitié avec plus de détails et de subtilité.
Mais voilà, quand on passe à un format plus court, l’amitié a globalement tendance à sortir du programme. Et si elle est représentée, c’est rarement dans sa complexité et sa profondeur. La représentation de l’amitié à l’écran se limite trop souvent à la scène de la bonne copine qui sonne à la porte du personnage principal avec un pot de glace Ben & Jerry’s. Pas que le réconfort ne fasse pas partie de ce que peut apporter l’amitié, mais ça n’en est qu’une facette. Et dans cet exemple, l’amitié apparaît encore une fois comme une relation mineure à côté de la relation amoureuse. C’est aussi ce qu’ajoute Adélie Pojzman-Pontay dans Emotions.
A côté de ces personnages en quête d’amour éternel, il y a souvent des amis. Ils sont là, ce sont des confidents attentifs, qui vous accompagnent dans les bars pour draguer et vous achètent de la glace quand vous vous êtes fait larguer. Tout au plus y a-t-il une scène de vague jalousie, souvent au sujet d’un intérêt amoureux d’ailleurs. A côté de l’amour, l’amitié semble toujours tiède et accessoire. Elle est toujours représentée comme ayant les atours de la facilité. On voit rarement des personnages devenir ami.e.s et vivre des tourments amicaux.
On manque donc à la fois d’exploration de l’amitié comme un sujet en soi et de représentations nuancées de l’amitié. Cette pénurie, la sociologue Eva Illouz en parle dans son article, et l’explique par l’absence de souffrance et de drame dans l’amitié, à l’inverse de la passion amoureuse.
La conspiration mondiale contre l’amitié tient à ce que celle-ci échappe aux numéros de la jalousie, de l’attente anxieuse, de la déception cuisante du désir. L’amitié ne nous fait pas souffrir, et n’a donc pas l’étoffe des tragédies, des comédies, et des drames. Puisqu’elle ne peut être matière d’histoires, elle ne peut alimenter le moteur économique vorace des industries culturelles.
Sans souffrance et sans drame, pas de cinéma, télévision, talk-shows, ou romans. L’amour est la source d’opportunités de consommation sans fin. Non seulement d’histoires, d’expériences, de conseils, mais aussi d’objets, mariages somptueux, rendez-vous au restaurant ; escapades romantiques dans des sites touristiques ; vêtements à la mode, maquillage, parfum et bijoux pour rester attirant et sexy, sites de rencontres sur Internet.
Toutes les composantes des rencontres sexuelles-romantiques sont un axe central, essentiel, de la culture de consommation. Supprimez l’amour et le sexe de notre culture, et l’économie s’effondre.
Je ne pense pas que la souffrance soit toujours totalement absente des relations amicales. En amitié, on peut ressentir toute une variété d’émotions négatives : de la jalousie, de la rivalité, de l’incompréhension, de la tristesse… Mais c’est indéniable, les relations amoureuses induisent la plupart du temps un niveau de dépendance émotionnelle supérieure et donc plus de risques de souffrir. Et ce risque fait vendre.
Bref, tout ça fait que nous sommes saturé.e.s d’articles, de livres, de films sur l’amour, et que l’amitié reste une page blanche. Eva Illouz résume joliment :
Nous avons passé tellement de temps à essayer de secourir des princesses emprisonnées dans des donjons, à rêver de la condition princière des grenouilles, à nous regarder dans les yeux à la lumière des bougies kitsch, à revenir épuisé d’une énième rencontre ennuyeuse, que nous avons complètement oublié de célébrer un sentiment plus mystérieux, et non moins sublime : l’amitié.
La friend-zone, ou le dénigrement de l’amitié
On pourrait se dire que ce n’est qu’une histoire de représentations, mais je crois que dans la vraie vie aussi, on fait moins attention à nos amitiés - sauf quand elles nous manquent ! Ainsi les confinements ont remis l’amitié sur le devant de la scène : on se souvient de l’apparition de dizaines d’articles déplorant la perte de lien entraînée par la pandémie.
Pourtant, on sait que les relations amicales sont importantes pour notre épanouissement et notre équilibre de vie. Quelques études ont été faites sur le sujet, des TED talks en parlent : les gens les plus heureux et en meilleure santé sont ceux qui ont entretenu au fil de leur vie des relations proches et intimes avec d’autres personnes, que ce soit des relations familiales, amicales ou liées à une communauté.
Mais voilà, en pratique, on ne prend pas soin de nos relations amicales comme on prend soin de nos relations amoureuses, familiales ou même professionnelles. Dans l’article How do I deal with the end of a friendship, la journaliste Haley Nahman analyse :
Since friendship implies a kind of plurality, and that people come in and out of our lives at different times, I think it’s easy to forget that platonic connections involve a complex coming together of emotions, world views, and motives. We aren’t taught to manage friendships to the extent we’re taught to manage romantic or familial relationships.
Une explication est qu’on associe à l’amour (mais aussi à la famille et à un emploi) l’idée de la rareté (trouver “l’âme soeur”, “sa moitié”, “the one”). A l’inverse, en amitié on a le sentiment que “l’offre est grande” et que les amis sont plus facilement remplaçables qu’un amour, qu’une famille, qu’un emploi. Et puis, une brouille avec un ami n’implique pas les enjeux financiers et logistiques d’une rupture amoureuse ou d’une démission. Je me demande si ce sentiment d’abondance d’amis potentiels - illusoire je pense - et cette absence de conséquences matérielles nous amènent à ne pas considérer la relation amicale comme synonyme de contraintes et d’efforts, ce qui expliquerait pourquoi nous restons dans une forme de détachement, de désengagement voire de passivité vis-à-vis de la relation amicale.
Je pense à mes parents, qui sont plutôt très sociables. Avec leurs copains, ils ont partagé de nombreux dîners, des soirées à la maison, des vacances, des cafés du dimanche, des grandes conversations et des fous rires. Pourtant, ils nous ont toujours montré un exemple de détachement et d’indépendance vis-à-vis de leurs potes. S’ils ressentent une tension vis-à-vis d’un copain, ils vont simplement s’en éloigner pendant quelques semaines. Probablement par pudeur, par conviction qu’“on ne change pas les gens”, ou par flemme de partager une conversation pénible.
D’ailleurs, je me rappelle notre agacement quand on regardait la série Desperate Housewives en famille et qu’une des Housewives apparaissait à la porte de sa voisine avec un panier de cupcakes et un “we have to talk” très grave. Cela nous semblait lourd, intrusif, drama queen. On se disait “ces américains…”. Maintenant, même si je ne me vois pas encore sonner chez une copine avec un panier de biscuits, je me dis que Desperate Housewives avait le mérite de montrer que les relations d’amitié ne sont pas toujours aussi simples et fluides qu’on les imagine et qu’elles nécessitent de temps en temps un petit effort de communication.
Dans son article, Haley Nahman met en évidence le paradoxe autour des amitiés, reconnues comme importantes mais jamais prioritaires :
“Friendships exists at an unusual emotional intersection in that they feel both deeply important and easy to push aside, mentally, in favor of things like love, family and work. Whereas we anticipate work to be stressful, and even love to be difficult, I think many of us expect friendships to be bolstering and additive, and nothing else. And only when things go wrong do we have to confront how misguided that is”.
Cette priorité qu’on accorde aux relations amoureuses, mais aussi à la famille et au travail, elle a d’autres conséquences sur nos relations amicales, ce que rappelle l’épisode Le plan cul et la vieille fille à chat du podcast Le Coeur sur la table avec un très bon exemple :
Cela a aussi des conséquences sur la façon dont on peut vivre ses amitiés. Et ce qui provoque parfois cet effet très désagréable : voir d'un coup s'éloigner des amis parce qu'il ou elle a rencontré quelqu'un. Ne plus partager avec eux ni elles ni intimité, ni confidence, ni complicité.
Je crois qu’on est nombreux à avoir déjà eu ce sentiment. Moi, j’ai déjà ressenti ça avec un ami, il y a quelques années. Quand sa copine nous rejoint pendant notre voyage, une distance s’est installée. Triste et désemparée, je me suis demandé si je n’avais pas rêvé notre complicité. Je ne lui en ai jamais parlé, de peur de passer pour la reloue ou pire, la pote amoureuse.
D’ailleurs, sans excuser leur dimension sexiste, je me demande si cette priorité qu’on accorde à nos relations amoureuses n’alimente pas la méfiance de certains groupes de mecs vis-à-vis du couple et l’apparition d’expressions sympas comme “bros before hoes” (littéralement « les potes avant les putes »).
Ce que dit ce dénigrement de l’amitié par rapport à l’amour, c’est que la relation amoureuse et sexuelle est l’aboutissement ultime d’une bonne entente entre deux personnes, ce qui nous amène à considérer l’amitié moins comme une fin en soi qu’une passerelle vers l’amour. “Comme si l'amitié aussi c'était une salle d'attente, en attendant mieux, plus fort, plus important” dit Victoire Tuaillon dans Le Coeur sur la table. Moi, par exemple, je vois le grand amour partout ! Quand je rencontre quelqu’un, je commence par l’envisager comme un potentiel amoureux avant de l’envisager comme un potentiel ami. (Alors que je suis déjà maquée, c’est grave).
D’où le concept de “friend-zone”. Dans cette mini bd, le compte féministe Ils abusent grave explique que l’idée apparemment dégradante d’être dans la friend zone repose sur trois préjugés : les relations amoureuses auraient beaucoup plus de valeur que les relations amicales, les relations amicales entre les hommes et les femmes ne seraient jamais vraiment possibles, et les hommes ne pourraient et ne voudraient donner de l’écoute et de la gentillesse à une femme qu’en échange de récompenses sexuelles. Et la bd inverse le point de vue et parle de “fuck-zone” :
Ca m’est déjà arrivée de sentir dans cette “fuck zone”. J’ai le souvenir net d’un mec qui ne faisait mine de s’intéresser à moi et à ce que je disais que pour me flatter et coucher avec moi, c’était pas très agréable. Et plusieurs amies m’ont raconté des moments de malaise avec des potes qui sont devenus très ambigus ou qui ont brusquement essayé de les pécho alors que ce n’était pas du tout l’ambiance. La tendance est peut-être plus systématique dans ce sens-là, après je ne pense pas du tout que ce soit exclusif aux hommes.
Personnellement, j'ai longtemps perçu l’affection que je ressentais pour mes amis hétéros comme un signal qu’il fallait aller plus loin - pas parce qu’ils m’attiraient physiquement, mais parce que je voyais en la relation amoureuse l’aboutissement suprême, la reconnaissance ultime de notre complicité. Je ne comprenais pas que tant de complicité, de connexion et de tendresse puissent se satisfaire d’une relation amicale. Je soupçonnais mes amies célib d’être amoureuse de leur meilleur ami. Et pendant des années, chaque nouvelle amitié importante a donc déclenché en moi une myriade de questions. D’ailleurs, souvent, ça se terminait en une déclaration d'amour maladroite et surprenante pour mon pote qui n’avait rien vu venir.
A la question : « est-ce que tu crois en l’amitié fille garçon ? », je répondais évidemment « non », parce que pour moi l’amour ne circulait qu’au sein d’une famille ou d’un couple.
Des histoires d’amour comme les autres ?
Reconnaître l’amour là où il est
Mais il y a quelques semaines, j’ai publié ce petit texte sur Instagram :
“Vendredi soir, j’ai passé la soirée avec un ami. Nous avons pris un verre près de Bastille, dîné dans un resto asiatique, fait des tours en vélo sur l'île de la cité jusqu’à tard pour faire durer notre conversation. Sur le chemin du retour, j’ai repensé à notre complicité, à la confiance et à la tendresse qu’il y a entre nous. J'ai réalisé à quel point je l’aimais. Arrivée chez moi, je lui ai dis par texto. J'ai ajouté entre parenthèses « ça me fait bizarre de dire ça à un ami ».
Pour la première fois, je disais à un ami que je l'aimais, sans attendre qu’on s’embrasse, qu’on couche ensemble ou qu’on se mette en couple. Lui-même accorde beaucoup d’importance à ses amitiés et me dit souvent qu’il aime ses amis, sans aucune gêne, et ça m’a sûrement encouragée à le lui dire à mon tour. (…) ”
Bon, à part cette déclaration, je reste assez gênée de dire à mes ami.e.s que je les aime, par pudeur, mais aussi par peur que ce soit mal interprété. D’ailleurs, pour exprimer notre affection à nos amis sans risquer de quiproquos, on a tendance à la rapprocher de l’amour fraternel et non de l’amour romantique. Mes ami.e.s très proches, je dis qu’ils.elles sont “comme des soeurs”, “comme des frères”. “T’es le sang” disent certains à leurs amis depuis quelques mois. Pour désigner leurs amitiés importantes, les anglo-saxons ont pris un peu des deux et inventé le mot “bromance”– contraction de « brother » et « romance » (pas de version féminine, argh !).
Mes amies de lycée, par exemple, je dirais que je les aime comme des soeurs. On dit qu’on ne choisit pas sa famille, et quelque part je crois que la question du choix ne se posera plus entre nous. J’ai la certitude qu’on s’aimera et qu’on sera toujours là les unes pour les autres, que notre complicité et notre solidarité seront plus fortes que les différences et les évolutions de chacune.
A se demander si le problème dans tout ça, ce n’est pas le mot “ami” qui veut tout et rien dire et souffre d’un nivellement par le bas. On manque de mots pour exprimer l’intensité, la profondeur, la complexité d’une amitié. Plus d’une fois, j’ai eu le sentiment de ne pas réussir à exprimer tout le respect, l’attachement, la complicité, la confiance que je ressentais pour un.e ami.e.
Un problème de lexique qu’évoque un article passionnant paru dans The Atlantic : What if friendship, not marriage, was at the center of life ?.
Many of those who place a friendship at the center of their life find that their most significant relationship is incomprehensible to others. With no lexicon to default to, people with friendships like West and Tillotson’s have assembled a collage of relationship language. They use terms such as best soul friend, platonic life partner, my person, ride or die, queerplatonic partner, Big Friendship.
Fun fact : cette déclaration d’amour amicale qui nous met mal à l’aise aujourd’hui, elle était apparemment très banale à d’autres époques, notamment du 18ème siècle au début du 20ème siècle. Toujours dans le même épisode du podcast Emotions, l’historienne Anne Vincent Buffault, autrice d’une Histoire de l’amitié, raconte que l’amitié se déclarait alors avec ferveur :
Au 18ème siècle, on n'hésite pas à déclarer sa flamme amicale et à employer un vocabulaire de l'amour. On se disait qu'on s'aimait, on s'envoyait des lettres... L’amitié est exprimée de façon très intense et très sentimentale.
Et l’article de The Atlantic nous raconte que des “amitiés romantiques” passionnelles, intimes, platoniques se liaient entre personnes du même sexe sans faire naître de jugements ou de suspicions.
Intimate friendships have not always generated confusion and judgment. The period spanning the 18th to early 20th centuries was the heyday of passionate, devoted same-sex friendships, called “romantic friendships.” (…) These friendships weren’t the exclusive province of women. Daniel Webster, who would go on to become secretary of state in the mid-1800s, described his closest friend as “the friend of my heart, the partner of my joys, griefs, and affections, the only participator of my most secret thoughts.” (…)
… et rappelle en quoi les conditions socio-économiques de l’époque ont permis à ces amitiés d’exister et de s’assumer autant.
A blend of social and economic conditions made these committed same-sex friendships acceptable. Men and women of the 19th century operated in distinct social spheres, so it’s hardly shocking that people would form deep attachments to friends of their own gender. (…) Beliefs about sexual behavior also played a role. The historian Richard Godbeer notes that Americans at the time did not assume—as they do now—that “people who are in love with one another must want to have sex.” (…) While sexual acts between people of the same gender were condemned, passion and affection between people of the same gender were not. (…) Men could feel unthreatened by these friendships because few women were in the financial position to eschew the economic support of a husband in favor of a female companion.
C’est intéressant de constater que le sentiment d’amour et son expression n’ont pas toujours été réservés aux relations amoureuses. Dans son article, Eva Illouz cite même des passages de la Bible qui ne laissent pas de doute sur la puissance des amitiés en question :"L’âme de Jonathan était liée à l’âme de David, et Jonathan l’aimait comme sa propre âme” (Jonathan et David) ; “Où tu iras, j’irai ; et où tu logeras, je logerai ; ton peuple sera mon peuple, et ton Dieu mon Dieu ; là où tu mourras, je mourrai, et là je serai ensevelie” (Ruth et Naomi).
Bref, l’amitié n’a pas toujours été aussi tiède, pudique, détachée. Ce qui résonne avec une jolie phrase de Victoire Tuaillon dans le même épisode du Coeur sur la table :
Nos plus grandes, belles, solides histoires d'amour, on est peut-être déjà en train de les vivre, sans prince charmant, mais avec nos amis.
“Sortir de la monogamie”
Aujourd’hui, malgré les évolutions du couple et du mariage, la relation amoureuse reste au centre de nos préoccupations, comme une planète autour de laquelle toutes les autres relations orbitent. Dans Le Coeur sur la table, Victoire Tuaillon nous propose de changer de regard et d’arrêter de considérer les amitiés comme mineures d’un côté et la relation amoureuse comme prioritaire de l’autre.
Ce qu'on remet en cause, c'est la monogamie - le fait d'avoir un seul lien. Cette idée a été développée par l'autrice espagnole lesbienne Brigitte Vasallo, dans un essai génial où elle explique qu'être non monogame ce n'est pas forcément coucher avec plein de personnes différentes ou ne pas être exclusif sexuellement, mais plutôt arrêter de placer la relation amoureuse au-dessus de toutes les autres, arrêter de voir le couple comme LA relation, et toutes les autres comme étant mineures.
Et ce changement de regard et de pratique, nous permettrait de reconnaître l'amour là où il est. Parce que la tendresse, le désir, l'affection, le soin, l'écoute, l'entraide, l'amour, ça circule dans toutes sortes de relations, peu importe le nom qu'on leur donne.
Ce qui rejoint également l’idée selon laquelle on ne peut pas demander à une seule personne de répondre à tous nos besoins. “When we channel all our intimate needs into one person, we actually stand to make the relationship more vulnerable” écrit la célèbre psychologue et thérapeute de couple Esther Perel. Enfin, Victoire Tuaillon rappelle que mettre tous ses oeufs dans le même panier est, tout simplement, risqué pour nous.
Déconstruire ainsi la monogamie, ça pourrait être aussi une façon de nous protéger. On sait que les ruptures amoureuses sont - c'est statistique - probables, et souvent douloureuses. On sait que nos relations amoureuses peuvent aussi, c'est fréquent, être le lieu de souffrances physiques ou psychologiques. Et donc avoir construit un réseau affectif solide, c'est être sûr qu'on a un rempart, un refuge, un lieu où on est en sécurité. Parce que tout miser sur une seule relation, c'est nous rendre très vulnérable au moment où celle-ci se rompt.
Et elle pose une question centrale : si on arrête de considérer la relation amoureuse comme LA relation, qu’est-ce qu’on doit à ses ami.e.s ?
"Qu'est-ce qu'on se doit ?", concrètement ça veut dire : qui sera là dans la détresse, dans la tristesse, dans les moments de deuils et les coups durs ? Qui sera là pour nous apporter un bol de soupe quand on est malade ? Avec qui on crée des liens de solidarité réciproques ? Dans la culture monogamme, c'est l'une des fonctions essentielles du couple.
Et la question que se pose l'essayiste Brigitte Vassallo, c'est : que se passerait-il si ces promesses de secours, d'assistance, de soin, d'entraide, on les formait aussi avec nos amis et avec toutes les personnes présentes dans notre réseau affectif ? Que se passerait-il si on leur consacrait autant de temps, d'énergie, d'attention, d'engagement, qu'à nos grandes histoires d'amour romantiques ? Est-ce que ça, ça ne serait pas un peu révolutionnaire ? "
A un moment où l’on procède beaucoup à la dé-construction des relations amoureuses et à la remise en question du couple nucléaire hétérosexuel, de nouveaux récits autour de l’amitié apparaissent. Autour de moi, j’entends de plus en plus d’histoires d’adultes qui restent en coloc’ au lieu d’emménager avec leur copain ou leur copine, de femmes déçues par leurs relations amoureuses qui recentrent leurs efforts sur l’amitié (et cherchent des copines sur des groupes facebook).
Et puis, même si ça reste très anecdotique, j’ai entendu parler pour la première fois d’amies qui ont choisi de se marier dans cette mini-bd d'Ils abusent grave. Le blog explique que ce choix, qui peut sembler un peu grotesque, n’est pas dénué de sens à une époque où beaucoup de femmes subissent encore une charge mentale quotidienne (voire de la violence) auprès de leur conjoint et où les amitiés durent en général plus longtemps que les relations amoureuses.
Au fond, ça pose la question de ce qui fait un couple. Le fait de s’aimer ? On a vu que l’amour pouvait circuler dans l’amitié. Le fait d’avoir des rapports sexuels réguliers ? Il existe des relations platoniques, ce critère n’est donc pas si décisif que ça. Est-ce que ça ne nous choque pas juste parce que ça ne ressemble pas au schéma classique ?
Moi, je n’en suis pas là du tout, mais ça m’intéresse de découvrir des histoires d’amitiés hors-normes, comme dans l’article de The Atlantic.
By placing a friendship at the center of their lives, people such as West and Tillotson unsettle this norm. Friends of their kind sweep into territory typically reserved for romantic partners: They live in houses they purchased together, raise each other’s children, use joint credit cards, and hold medical and legal powers of attorney for each other. These friendships have many of the trappings of romantic relationships, minus the sex.
Mais pour le coup, je commence à accepter que :
L’amour peut circuler dans toutes sortes de relations, dont mes amitiés
Ma relation de couple n’est pas plus importante que mes relations amicales
La différence entre relation de couple et amitié se situe moins dans le degré d’amour que dans l’envie ou non de partager une intimité physique avec la personne.
Qu’est-ce qu’on se dit ?
J’ai commencé cette newsletter en exprimant la peur d’être trop intense en amitié, notamment dans mes échanges avec mes ami.e.s. Alors qu’on parle beaucoup de communication comme un grand facteur de succès dans un couple, l’amitié reste un terrain de flou, de mystère, de non-dits.
Il y a quelques semaines, j’ai eu un petit accroc avec une amie dont les remarques m’ont blessée. Je lui ai envoyé plusieurs messages pour lui en parler et j’ai reçu une réponse qui m’a semblé floue et expéditive, à laquelle j’ai répondu que pour moi ce n’était pas une vraie réponse. Elle m’a envoyé un dernier message pour me dire que la semaine avait été fatigante et qu’elle n’avait vraiment pas envie de se disputer. Ca s’est complètement apaisé depuis, mais sur le moment, ça m’a refroidi : notre amitié ne valait-elle pas le coup d’avoir une discussion de 5 minutes, même un peu inconfortable, pour s’expliquer ?
Moi aussi, ça me fait toujours hyper peur d’enclencher une conversation “compliquée”, de parler de ce qui ne va pas, de faire et de recevoir des reproches. Alors que la communication est quasiment immédiate avec mon copain ou avec ma famille, je peux rester assez longtemps dans le déni avec mes ami.e.s. J’ai peur de me tromper, de créer des problèmes pour rien, de blesser et de faire culpabiliser. Des vieux dictons comme “on ne change pas les gens” ou “il faut aimer les gens comme ils sont” me font douter de ma légitimité et de l’utilité de la démarche. Les conseils des podcasts de développement personnel suggèrent que mon reproche révèle plus un besoin chez moi qu’un problème chez l’autre. Alors pourquoi imposer à une-telle, ou un-tel, mon émotion et ce besoin ridicule d’écoute, de respect, de confiance, d’honnêteté ?
Et puis à un moment, il faut se jeter à l’eau, appeler, envoyer un message… Je me dis que mon ami.e doit être au travail, dans le métro, au téléphone avec sa grand-mère, au supermarché, fatiguée par sa journée de travail, ou alors, pour une fois, posée tranquillement en terrasse avec un petit verre. J’anticipe, je me dis que notre conversation va lui gâcher la journée. Ce n’est jamais le bon moment !
Je ne sais pas ce que les autres attendent de l’amitié, et c’est tout le problème. Quel niveau de communication et de sincérité attendent-ils ? Dans le philosophie magazine dont je vous ai parlé, je suis tombée sur ce passage de La Chute de Camus :
Surtout, ne croyez pas vos amis quand ils vous demanderont d’être sincère avec eux. Ils espèrent seulement que vous les entretiendrez dans la bonne idée qu’ils ont d’eux-mêmes, en les fournissant d’une certitude supplémentaire qu’ils puiseront dans votre promesse de sincérité. Comment la sincérité serait-elle une condition de l’amitié ? Le goût de la vérité à tout prix est une passion qui n’épargne rien et à quoi rien ne résiste. C’est un vice, un confort parfois, ou un égoïsme. Le plus souvent nous nous confessons à ceux qui nous ressemblent et qui partagent nos faiblesses. Nous ne désirons donc pas nous corriger, ni être améliorés : il faudrait d’abord que nous fussions jugés défaillants. En somme, nous voudrions, en même temps, ne plus être coupables et ne pas faire l’effort de nous purifier.
Ce passage m’a perturbée. Je l’ai lu une première fois et je me suis dit : “c’est tellement vrai”. J’ai pensé que je m’étais trompée. Mais si je me sens un peu minuscule devant la puissance et la beauté du texte de Camus, je ne suis pas sûre d’être d’accord. Est-ce que ce ne serait pas une question d’amour ? Je reconnais qu’il m’est difficile de recevoir les reproches de personnes qui ne m’aiment pas, mais j’ai l’impression que l’amour aide à se parler vraiment et que ceux et celles qui nous aiment pourront toujours tout nous dire. Et en même temps, je me contredis : ceux qui nous aiment nous acceptent comme on est, ce qui n’instaure aucune pression pour s’améliorer.
Oui, il y a ces ami.e.s avec qui on rit de partager les mêmes faiblesses. De cette culpabilité partagée naît une complicité et une liberté de parole jubilatoires. Nos discussions me passionnent. Mais le risque, à ne fréquenter que des gens qui nous ressemblent, est de rester dans une forme de complaisance. J’ai aussi des ami.e.s qui se comportent et pensent différemment, me rentrent dedans et me bousculent dans mes certitudes. Nos échanges sont moins confortables : sentir le regard dubitatif ou désapprobateur de l’autre sur notre comportement ou notre raisonnement est moins agréable. Mais c’est aussi stimulant et rafraîchissant - à condition de sentir que la personne en face continue à nous aimer. Dès que cet amour ou cette tendresse disparaît, il est beaucoup plus difficile de se parler.
Là où je rejoins le texte de Camus, c’est qu’être complètement sincère et transparent sur ce qu’on pense des autres est un terrain glissant - on est nombreux à avoir vécu ces jeux faussement bienveillants où l’on se met en cercle et où l’on liste les qualités et les défauts de chacun.e. Là, la sincérité peut bel et bien devenir “un vice, un confort parfois, ou un égoïsme”.
Mais la communication peut être un exercice bien différent. La communication non violente repose sur ces 4 principes : observer sans évaluer, identifier et exprimer ses besoins et ses sentiments, faire une demande avec sincérité. Cette communication, cette sincérité-là peuvent éviter des quiproquos, calmer des tensions et apaiser des ressentiments qui pourraient vraiment abîmer une relation. Je suis sortie de certaines discussions avec un sentiment de clarté, mais aussi de gratitude et d’amour auquel je ne m’attendais pas. Certains échanges nous ont soudé.e.s : quelque part, quand on est passé par là, on connaît mieux ses ami.e.s. Haley Nahman raconte aussi comment une amie l’a confronté au délitement de leur relation et a sauvé leur amitié :
When another long-distance friend and I were feeling our geographical divide last year, she confronted me about it. I was caught off-guard, and it led to some really difficult conversations, but it ultimately saved our friendship. I’m grateful she decided to say something, and it’s inspired me to approach some of my other relationships with a similar kind of care. It’s hard to talk about these things without feeling like kind of a sap, or maybe like I’m making something small feel too big, but if I’ve learned anything through unpacking all this, it’s that minimizing it only makes it harder.
La question devient : comment savoir si on s’aime encore ? Cela se sent, je crois. En tout cas, je crois que l’on peut rester ami par habitude, par fidélité à l’esprit de groupe, par nostalgie du bon vieux temps passé ensemble, pour éviter la culpabilité d’être responsable de l’échec de la relation, parce qu’on est attaché à l’idée de notre amitié… et que ces mécanismes ne veulent potentiellement rien dire de l’amour qui lie deux personnes. Mais ils peuvent rendre les ruptures amicales douloureuses et amener à se poser plein de questions : “pourquoi on se comprend plus ?” ; “est-ce qu’on était vraiment amis tout ce temps là ?” ; “qu’est-ce qui s’est passé ?” ; “qui est responsable ?” ;“qu’est-ce qui a changé en l’autre, en moi, qui fasse que ça ne marche plus ?”. D’ailleurs, parmi tous les sujets que l’on aborde avec nos ami.e.s (dont les ruptures amoureuses, les péripéties familiales, les questionnements au travail) je trouve qu’on parle peu de ces amitiés perdues.
Il y a trois semaines, dans une petite librairie à Marseille, je suis tombée sur le dernier numéro du magazine féministe La Déferlante et sur un très bel article de l’autrice Anne Pauly sur l’amitié. Et une nouvelle fois, j’ai retrouvé les mots doux, simples et puissants de Camus.
Dans l’ensemble, chacun.e fait de son mieux, je le sais, et je veux bien faire des efforts, pas de problème. Mais compte tenu de mon âge et du temps qu’il me reste, je crois que je préfère la joie. Does it spark joy ? me demandé-je en soupirant à intervalles réguliers.
A ce sujet, j’aime bien les mots qu’Albert Camus adresse à son ami René Char : “Plus je vieillis et plus je trouve qu’on ne peut vivre qu’avec les êtres qui vous libèrent, qui vous aiment d’une affection aussi légère à porter que forte à éprouver. La vie d’aujourd’hui est trop dure, trop amère, trop anémiante, pour qu’on subisse encore de nouvelles servitudes, venues de qui on aime”. Voilà exactement, thanks Mate.
Voilà, j’espère que cette newsletter vous a plu. Si vous avez aimé, si elle vous a intéressé.e.s, n’hésitez pas à la partager !!
Comme d’habitude, cet exercice étant assez solitaire, je suis très curieuse d’avoir votre retour, vos remarques, votre version des choses. Vous pouvez m’écrire en commentaire sur la plateforme Substack, par message sur Instagram ou en répondant à ce mail. Je serais ravie de vous lire ! (même si vous n’êtes pas du tout d’accord avec moi)
Je vous souhaite de très très belles fêtes de fin d’année, et j’envoie plein de bisous spéciaux à ceux qui ont le covid et sont bloqués chez eux ! <3
Ma revue de presse
Faite avec le coeur.
Pendant les vacances, j’ai lu d’une traite Le jour où Nina Simone a cessé de chanter, un petit livre où Darina Al Joundi nous raconte ses 30 premières années de vie au Liban, dont une bonne partie à Beyrouth sous les bombes de la guerre civile. Guidée par son père, intellectuel syrien laïc antireligieux qui lui transmet son goût de la liberté, elle ne renoncera jamais à sa liberté de penser, de parler, de se moquer, de baiser, de danser, en dépit des convenances, des jugements moraux et des interdits religieux. Un témoignage bouleversant, d’une franchise incroyable, parfois terrifiant, parfois très émouvant, parfois très drôle, où Darina Al Joundi nous transmet sa rage de vivre.
Dans l’épisode “Les hommes et les femmes aujourd’hui” de l’émission Répliques, j’ai eu l’impression d’entendre la philosophe Camille Froidevaux-Metterie discuter avec mon grand-père, c’est vraiment le choc des deux mondes. C’est un peu lassant d’écouter les réactions molles, condescendantes et faussement outrées des deux hommes, mais c’est l’occasion de réaliser à quel point ils radotent, manquent d’arguments, enchaînent raccourci sur raccourci. A côté, les réponses de la philosophe sont pertinentes, précises, limpides.
J’ai craqué et je me suis inscrite à la newsletter (payante) de Garance Doré. Dans ses textes très personnels, toujours fins et bien écrits, on sent une honnêteté absolue. J’ai adoré lire The Bad Woman, At The Sex Club, My Feminist Friend, et j’attend ses newsletters avec impatience.
Après en avoir entendu parler 5 fois en un jour, j’ai regardé le film “Do not look up” avec mes parents. Deux astronomes découvrent qu’une comète se dirige vers la terre à toute vitesse. C’est sûr, si on ne l’arrête pas, le choc va tuer tous les terriens. Mais les deux chercheurs se retrouvent complètement impuissants face à des médias qui ne cherchent qu’à divertir, des dirigeants politiques complètement girouettes et des milliardaires qui croient que la technologie va tout sauver. Ca vous rappelle quelque chose ? A voir sur Netflix !
“You do not need to sell this life today”, un article d’Ann Helen Petersen sur ce que montrent l’esthétisation de nos vies et notre volonté de contrôle, et sur l’inefficacité d’un fonctionnement individualiste à côté de l’entraide. Elle illustre notamment son article avec une analyse très juste du film American Beauty. Elle mentionne aussi l’article Is “cosy season” a cry for help ? que j’ai trouvé très intéressant.
On a appris la mort de l’écrivaine Joan Didion la semaine dernière. Si vous êtes curieux de comprendre le parcours de cette icône américaine, je vous conseille le super documentaire Netflix The center will not hold qui revient sur le contexte familial, social et politique dans lequel ont été écrits ses romans et ses essais. C’est intéressant même si on n’a jamais lu Joan Didion !
Delphine Horvilleur dans Femmes Puissantes, le podcast de Léa Salamé. C’est toujours un plaisir d’écouter cette femme nuancée, humble, tolérante, libre. Il est question de puissance (mot auquel Delphine Horvilleur ne s’identifie par forcément), bien sûr de son métier de rabbin, de la question de la féminisation du titre, d’orientation professionnelle (elle a mis des années à “se trouver”, le genre de chose qui me rassure), du rôle que son grand-père a joué dans sa vie, du duo Simone Veil et Marceline Loridan, et de son ambition de ne pas renoncer à ses rêves.
Pour une bouffée d’énergie, d’intelligence, de maturité, de détermination, je vous conseille l’interview de la militante écologiste Camille Etienne dans le podcast InPower de Louise Aubery (@mybetterself).
Je me suis abonnée à Plan Cash, une nouvelle newsletter de la journaliste Léa Lejeune qui parle argent, salaire, petites économies, investissement et dépenses émotionnelles avec un point de vue féministe et écolo ! Cette newsletter tombe à pic pour moi, je suis complètement à la masse.
Je ne suis pas particulièrement sensible à la photo de rue mais l’expo sur la photographe Vivian Maier au musée du Luxembourg est top !
Un court-métrage puissant de Charlotte Abramow, épisode de la série “H24, 24h dans la vie d’une femme”.
Cet épisode de La Poudre avec Vanessa Springora, autrice du livre Le Consentement dans lequel elle raconte sa rencontre à 14 ans avec l’écrivain de 40 ans son aîné Gabriel Matzneff et l’emprise qu’il a exercé sur elle. Dans ce témoignage très sincère et nuancé, elle raconte ce que lui a apporté l’écriture de son livre, notamment dans le dialogue avec ses proches, de son choix d’écrire de façon très clinique pour laisser les gens se faire leur avis, de la réception du livre, des années d’omerta autour des agissements pédocriminels de l’écrivain, de la nécessité d’ouvrir le débat sur une période et sur le statut tout puissant de l’artiste.
J’ai regardé Adolescentes, un documentaire de Sébastien Lifshitz où ce dernier suit Emma et Anaïs, deux adolescentes qui vivent dans une ville moyenne, de leurs 13 à 18 ans. Un film touchant qui m’a replongée dans mon adolescence, malgré la différence de milieu social.
“Penser les futurs féministes”, un autre épisode passionnant de La Poudre enregistré lors d’une table ronde avec trois chercheuses féministes : Manon Garcia, Sandra Laugier, et Eléonore Lépinard. Elles se penchent, entre autres, sur ce que la philosophie peut faire pour conceptualiser le féminisme et inversement, ce que peut apporter la pensée féministe au champ de la philosophie - et sur les résistances à cette pensée. D’ailleurs, cette interview de philomag permet de découvrir plus précisément le parcours de Manon Garcia et sa thèse sur la soumission.
Dans l’épisode Attention au “fossé exponentiel” du podcast Nouveau départ, Laetitia Vitaud et Nicolas Colin discutent du “fossé exponentiel”, un concept inventé par l’auteur britannique Azeem Azhar, selon l’idée que les technologies connaissent une évolution exponentielle alors que les institutions ne changent que de manière linéaire et qu’un fossé se creuse entre les deux. Ils parlent des freins cognitifs qui nous rendent peu armés pour comprendre les phénomènes exponentiels, des rendements d’échelle croissants des entreprises numériques, et de certaines conséquences sociétales des innovations numériques pensées par une majorité d’hommes. Pointu et passionnant !
La peintre et écrivaine libanaise Etel Adnan est décédée le mois dernier. Pour découvrir la vie et l’oeuvre de cette artiste découverte par le grand public à l’âge de 88 ans, je vous conseille cette vidéo-portrait réalisée par Margaux Brugvin.
Voilà, c’est fini pour aujourd’hui !!
J’espère que vous apprécié la lecture de cette newsletter.
Si c’est le cas, n’hésitez pas à la recommander à un·e ami·e et à vous abonner si ce n’est pas déjà fait. Et si vous avez envie de me répondre, n’hésitez pas ! :-)
A bientôt !
Je comprends tellement quand tu dis que c'est un exercice solitaire ! C'est d'ailleurs pour ça que je reste sur insta pour partager mes réflexions où il y aura plus d'intéractions. Et aussi, j'ai besoin de réagir sur ce passage : "Probablement par pudeur, par conviction qu’“on ne change pas les gens”, ou par flemme de partager une conversation pénible." Les personnes qui essayent de changer les gens, je les considère comme des héros·ïne·s. Et je pèse pleinement mes mots parce que je suis persuadés qu'iels réparent le monde. En essayant de changer une personne, ils inspirent celleux qui les regardent faire. Et une dernière chose : désolé parce que je zap toujours la partie Revue de presse même si elle me fait de l'œil. Je la zap parce que je suis persuadé que j'aurais envie de tout lire et regarder 😭 Et aussi dernière des dernières : j'ai pris conscience à quel point la notion de friend-zone était ancré en moi avant de réellement la comprendre. C'est fou à quel point nous sommes façonnés par ce qui nous entoure.
Merci beaucoup ! Tu as remis en question plein de mes croyances. Ca fait beaucoup de bien. Sans m'en rendre compte à trop idéaliser ainsi la relation amoureuse que je pourrais avoir, je ne vois plud le pouvoir incroyable de l'amitié. En fait je pense que seul l'amour passionnel peut m'apaiser, mais j'ai avant tout des ami.es qui sont là plus longtemps et sont une source formidable de joie. Je crois qu'inconsciemment, je mets la relation amoureuse comme condition à mon bonheur, mais ta newsletter vient de completement changer mon regard et je te remercie infiniment <3