Je m’appelle Louise, j’ai 24 ans et je vis à Paris. Je dessine, j’écris, et je suis passionnée par l’art, les histoires, les témoignages. Cette newsletter est mon journal de bord. Vous y trouverez un texte exprimant mon point de vue sur un sujet, des nouvelles et des recommandations culturelles. Comme cette newsletter est plus longue que d’habitude, elle apparaît tronquée sur votre boîte mail. Il faut cliquer sur “afficher le message complet” en bas pour la lire en entier :) Bonne lecture !!
Coucou tout le monde,
J’espère que vous allez bien et que vous profitez au max de votre été, malgré les évènements très tristes et alarmants qui arrivent jusqu’à nos oreilles en ce moment. Pour ma part, je suis revenue une semaine dans un Paris un peu gris, mais calme, tout doux. (J’entend les mouettes depuis ma chambre, j’adore !) Je vous écris du Pavillon des Canaux, un café-restaurant qui donne sur le Canal de l’Ourcq, et j’ai l’impression de travailler dans un petit port de pêche.
J’ai décidé de vous parler de mon rapport au corps un jour où j’ai travaillé chez moi toute la journée. Je voulais terminer de peindre quelques assiettes. Plongée dans mes motifs, j’ai vaguement entendu midi sonner, puis 13h, puis 14h… J’ai terminé mes assiettes à 15h30 et je me suis rendu compte que j’étais affamée. J’ai réchauffé une purée d’artichauts toute faite et j’ai étalé du boursin sur une tranche de pain grillée. J’ai tout avalé très vite, concentrée sur un épisode de podcast.
Le soir-même, je suis tombée sur cet édito de Maud Ventura pour un numéro d’un Madame Figaro. La première phrase, “j’ai tendance à oublier que je suis un corps”, m’a intriguée. J’ai réussi à le lire en entier sur internet (il a disparu depuis).
J’ai tendance à oublier que je suis un corps. Je suis beaucoup dans ma tête : je contrains mon corps à rester assis des heures pour écrire, je fais peu attention aux vêtements que je porte, je saute des repas et mange des céréales pour le dîner. Mes plaisirs sont finalement très peu corporels. Je lis, j’écoute la radio, je télécharge un podcast, je lance des discussions sur le sens de la vie. (…) Mon erreur, c’est que je considère mon corps de manière utilitaire.
Comme Maud, j’oublie de manger. Situation typique à la maison : il est 14h30, je suis absorbée par mes pensées ou par une activité… et là, mon copain me lance : “on mange ?”. Surprise, un peu agacée par cette trivialité, je reconnais à contre-coeur que c’est l’heure de déjeuner et que j’ai faim. Autre exemple : je vais souvent dîner chez mon amie Maïlys, qui adore cuisiner. Un soir, comme d’habitude, j’ai mangé comme quatre et elle m’a fait la remarque : “je sais pourquoi tu manges comme ça, y’a rien à manger chez toi et t’as faim”. Pour moi, les besoins du corps sont secondaires. Par ailleurs, je fais très peu de sport, je me cogne un peu partout, j’oublie presque systématiquement de me mettre de la crème solaire et je pense à m’hydrater les jambes environ tous les 4 ans.
Ce texte de Maud Ventura a mis des mots sur un vague sentiment de dissociation et m’a donné envie d’explorer ce rapport au corps. En tirant le fil, j’ai pris conscience de tous les noeuds que je traîne, de souvenirs douloureux enfouis, de jugements pas assumés. Cette newsletter m’a permis de détricoter ces noeuds et de me réconcilier un peu plus avec ce corps dont je me suis beaucoup coupée. Je précise que je suis une femme jeune, blanche, mince, valide et que tout ça influence forcément mon rapport au corps et au monde. Enfin, si nous avons toutes et tous reçu des injonctions vis-à-vis du corps, je suis persuadée qu’il y a autant de manières d’avoir vécu ces injonctions que de personnes.
Un corps qui a cessé de m’appartenir complètement à l’adolescence
Je me suis demandé si cette dissociation n’était pas un mécanisme d’évitement, à la fois des injonctions familiales & sociétales mais aussi de ce corps lui-même, devenu un sujet de honte à l’adolescence. Enfant, mon corps n’était pas un sujet en soi : il fallait suivre une activité sportive et manger des légumes parce que c’était bon pour la santé. C’est à l’adolescence que mon corps est devenu un objet de projections, de regards, de jugements… et pour moi, un problème.
Dans ma famille, le jugement sur le physique des femmes était assez présent. Avec ma grand-mère, ma mère et mes soeurs, nous débattions régulièrement de la beauté des stars - des mannequins, des actrices, des chanteuses. Une telle était “vraiment ravissante”, une autre n’était “pas si jolie que ça”. Ma grand-mère disait souvent que “la plus belle, c’était Brigitte Bardot. Elle avait une taille de guêpe !” Parler des idées de ces femmes était aussi exceptionnel que parler du physique des hommes. Une fois, j’ai entendu dire que Simone de Beauvoir était une “mal-baisée” - sans mention de ses livres ni de ses capacités intellectuelles.
Mes parents et moi n’avions pas de grille de lecture féministe pour prendre du recul par rapport aux représentations des femmes. Quand j’étais ado, nous avons regardé le film Le Mépris, et donc la fameuse scène où Bardot énumère les parties de son corps en demandant à Piccoli s’il les aime. “Tu les trouves jolies mes fesses ? - Oui, très. Et mes seins, tu les aimes ? - Oui, énormément. (….)” A la fin, Bardot conclut : “Donc tu m’aimes totalement” - ce qui induit la réduction de sa personne à la somme des parties de son corps, chacune de ces parties étant en quête de la validation de l’homme. Je pense qu’il aurait été intéressant qu’on en parle, mais on m’a seulement dit: “c’est une scène culte”.
Bien sûr, cette importance du physique des femmes était partout. Nous avons toutes et tous été exposé.e.s à des milliers de corps féminins parfaits dans les films, à la télévision, dans les magazines féminins, dans la publicité… Et ado, combien d’heures j’ai passé à regarder des photos de stars ou de mannequins célèbres. Influencée par les références de ma mère, j’ai tour à tour scruté et admiré les physiques de Brigitte Bardot (je tapais “brigitte bardot jeune”), Lauren Hutton, Kate Moss (j’ai encore un livre qui rassemble 250 photos de la mannequin), Jane Birkin, Christy Turlington, Charlotte Rampling, Françoise Hardy… Plus tard, après avoir vu Jeune et Jolie, je me rappelle avoir passé des heures à regarder des photos de Marine Vacth sur Internet, complètement fascinée par l’élégance et la sensualité de l’actrice.
Dans Devenir Chèvre, l’épisode n°8 du podcast Le Coeur sur la table, Victoire Tuaillon évoque ces corps parfaits exposés un peu partout et dit très bien ce que ça fait.
Partout, j’ai vu encore et encore des images de corps de femmes, très souvent sexualisés, et presque toujours les mêmes : minces, blanches, grandes, valides, jeunes. Dans notre culture dominante, on dit “belle”. Et ce que ça produit, c’est la sensation, je le crois, pour beaucoup de femmes, de n’être qu’une sorte de brouillon raté, une mauvaise copie du corps idéal qu’on voit partout, tout le temps.
“T’es un peu grassouillette”
A l’adolescence, ce jugement permanent sur le physique des femmes m’est tombé dessus. Quand j’ai pris un peu de poids à la fin du collège, mes parents - qui sûrement, pensaient bien faire - m’ont fait comprendre que je devenais grassouillette et que j’étais mieux sans ces kilos en trop. J’ai eu peur de les décevoir et de perdre à jamais ce petit capital de séduction qui m’avait valu, petite fille, l’attendrissement des adultes. J’ai soudain eu honte de ce corps, de ma gourmandise et de mon incapacité à contrôler mon poids.
Pour mincir, j’ai essayé un peu laborieusement de courir dans le jardin près de chez moi - toujours à la tombée de la nuit. Comme je détestais courir et que ce n’était pas assez efficace à mon goût, j’ai commencé à me faire vomir, de temps en temps. Sans être systématique, c’est devenu une habitude pendant une partie du collège et du lycée, surtout après des “excès” qui intensifiaient ces sentiments de honte et de culpabilité. A l’inverse, me faire vomir générait chez moi une sensation de contrôle et un petit ego boost.
J’ai été frappée par cette série de photos d’adolescentes de Rineke Dikkstra : j’ai eu l’impression d’y voir les miroirs de la gêne, de la confusion et de ce besoin de plaire ressentis pendant l’adolescence. J’ai découvert ces photos grâce à Julie Beauzac, qui déconstruit l’histoire de l’art sous un angle féministe et inclusif dans son podcast Vénus s’épilait-elle la chatte et qui a présenté cette série de photos sur son compte Instagram.
J'ai découvert le travail de Rineke Dijkstra à une exposition au musée du Jeu de Paume en 2006, et je me souviens avoir été très marquée par ses "Beach portraits", dans lesquels elle photographie des adolescent-es en maillot de bain. J’étais moi-même en train de sortir de l’adolescence et j’avais été très touchée par la gêne de ces jeunes filles qui m'a rappelé mon propre sentiment d'embarras et d’impuissance, quelques années plus tôt, face à ce corps qui devenait un peu trop encombrant, dont je ne savais pas trop quoi faire, et sur lequel on posait des regards que je ne comprenais pas complètement mais qui me mettaient très mal à l'aise.
(…) Dans une histoire de l’art où, de Boucher à Gauguin en passant par Picasso, les corps des adolescentes ont souvent été hypersexualisés par des artistes masculins beaucoup plus âgés, il est rarissime de trouver des images d’adolescentes qui laissent la place à ce qu'elles peuvent réellement traverser, à la fois la vulnérabilité et l’injonction à la performance de genre. La 1ère photo est une de mes préférées parce qu’elle exprime très bien cette performance genrée, ce réflexe de rentrer le ventre et d’avoir une attitude gracieuse (…)
Je me rends compte aujourd’hui du culte de la minceur dans lequel j’ai grandi. Pour être jolie, il fallait avant tout être mince. Je ne compte pas les fois où ma mère nous a félicitées pour nos “petites attaches”, mes soeurs et moi. Toute ma vie, j’ai été entourée de filles très fines. Quand je suis partie en colonie de vacances en Angleterre, à 14 ans, les moniteurs nous appelaient les “French fries”. Il y a quelques jours, j’ai appris qu’une copine - jeune, mince et jolie - se payait des séances très coûteuses de “palper-rouler” pour gommer sa cellulite. J’essaye de compter mes amies grosses, et je réalise que je n’en ai pas. A l’étranger, je suis toujours un peu surprise du corps des femmes et de la place qu’ils prennent.
Il y a 3 ou 4 ans, je suis tombée sur les vidéos de la série Cher Corps, réalisée par la vidéaste Léa Bordier, où l’on peut écouter des dizaines de femmes témoigner sur leur rapport au corps. Je m’étais reconnue dans le témoignage de la chanteuse Pomme, qui se confiait sur son rapport au poids et sur ce culte de la minceur très parisien :
Je suis tout le temps maigre. J’ai toujours été en-dessous de mon “poids santé”, et personne ne s’y intéresse. J’ai l’impression qu’en France, il y a une culture de la maigreur pour les meufs. Si tu as des rondeurs, il faut tout de suite que tu ailles te faire soigner, alors que si tu es maigre, personnes ne te dit rien, c’est cool. Compter les calories, c’est mon moyen de contrôler mon apparence. J’ai pas envie de rester là-dedans, parce que ça veut dire que je ne vais jamais prendre plaisir à manger et que je vais toujours être en-dessous de mon poids santé.
Aujourd’hui, j’ai beau en être consciente et trouver malsaine cette fascination pour la minceur, je reste très marquée par ces normes de beauté. Je frémis de satisfaction quand je me rend compte que j’ai perdu du poids ou quand on m’en fait la remarque. Une de mes tantes a compris que ça me faisait plaisir et me sort « oh bah t’as minci toi ! » littéralement à chaque fois qu’on se voit. Je ne la crois plus, mais ça marche quand même.
Je suis aussi fascinée par la minceur que je suis mal à l’aise avec le surpoids. C’est assez inconscient et bien sûr, j’en ai honte. Je trouve génial qu’il y ait des mannequins “grande taille” et que les vrais corps soient enfin représentés, mais je n’arrive pas encore à les trouver beaux. Ces mannequins ont pourtant des beaux visages, des peaux parfaites et des corps harmonieux, mais je reste programmée pour être rebutée par les rondeurs et les bourrelets. Et pour être 100% honnête, ça va au-delà du jugement esthétique. Même si il y a des personnes grosses que je respecte et que j’admire beaucoup, il m’arrive encore d’avoir des pensées grossophobes, de ressentir un peu de mépris quand je croise quelqu’un de gros.se dans la rue. Je travaille à déconstruire ces préjugés mais je ressens une inertie de mes goûts et jugements immédiats, qui prennent du temps à évoluer.
“C’est important d’être féminine”
Il fallait être mince et il fallait être féminine - les deux sont liés, une “vraie fille” a un appétit de moineau. Ma mère m’a encouragée à me mettre en valeur, à m’habiller de manière sexy en soirée, à mettre des petits talons plutôt que des chaussures plates, des vêtements moulants plutôt que des vêtements larges. Elle-même ne porte pas de robe longue parce que mon père préfère les robes courtes - il préfère voir ses jambes. On y arrive, au fameux “male gaze”.
Il s’agissait d’apprendre une féminité de bon goût. C’est mon père qui me regarde en souriant quand je suis habillée de façon féminine et soignée - “Canon!” - et qui commente “c’est moche !” quand il me croise en salopette. Je me rappelle aussi une scène, anecdotique mais qui m’est restée en tête, où mon père m’a demandé de remonter me démaquiller parce que j’avais « l’air d’une prostituée » avec mon rouge à lèvres. Ce genre d’injonctions contradictoires qu’on connaît bien et qui a fait l’objet du puissant clip Be a lady, they say. Une fille ne doit avoir l’air ni d’une coincée, ni d’une salope.
Le regard masculin a eu ce pouvoir de validation, d’abord à la maison puis au collège et au lycée. Comme beaucoup de filles, je me suis retrouvée dans des classements de beauté à n’en plus finir, à partir du collège et jusqu’à ma 2ème année de prépa (classements organisés par des garçons parfois vraiment pas beaux, mais on était trop gentilles ou trop soumises pour leur rendre la pareille). Un climat d’évaluation qui objectifie, blesse parfois, et crée de la compétition entre filles. On avait beau faire mine d’ignorer, on avait toutes envie d’être bien notées.
Comme dit Virginie Despentes dans King Kong Théorie :
(…) les hommes, en tout cas ceux de mon âge et plus, n’ont pas de corps. Pas d’âge, pas de corpulence. N’importe quel connard rougi à l’alcool, chauve à gros bide et look pourri, pourra se permettre des réflexions sur le physique des filles (…)
Ce sont les avantages de son sexe.
J’ai entendu l’expression “male gaze” pour la première fois dans deux super épisodes du podcast Les Couilles sur la Table : Male Gaze, ce que voient les hommes et Female Gaze, ce que vivent les femmes. Dans ces deux épisodes, Victoire Tuaillon s’entretient avec Iris Brey, critique de cinéma et spécialiste de la représentation du genre à l’écran. Je vous les conseille, ils m’ont permis de gagner en recul vis-à-vis de toutes les images des corps des femmes dont nous sommes saturé.e.s et m’aident à décortiquer mon rapport au corps aujourd’hui.
Pendant des années, j’ai pensé que mes parents avaient raison de me faire ces commentaires sur mon corps - j’y ai vu du pragmatisme et de la sincérité : “ils voient bien que je ne suis pas au top avec mes bourrelets, c’est pour mon bien” ; “c’est vrai que je pourrais être plus jolie si j’avais 3 kilos de moins, c’est dommage”. Et je suis sûre que c’est très compliqué de transmettre un rapport sain au poids, qu’ils croyaient bien faire, et que tout ça est personnel : mes soeurs n’ont certes pas pris du poids comme moi à l’adolescence, mais elles trouvent aujourd’hui normal que ma mère leur fasse parfois des remarques sur leur corps. Ça ne les blesse pas du tout. Pour autant, cela ne démentit pas ma propre expérience : sentir mon corps jugé m’est insupportable, je trouve ces commentaires déplacés et je ne les accepte plus. Plus largement, je pense que ces jugements ont pu contribuer à un manque de confiance en moi et à ce sentiment de dissociation que je ressens avec mon corps.
Repenser et ressentir mon corps
Heureusement, une révolution féministe est passée par là. Toujours dans le même épisode n°8 du Coeur sur la table, Camille Froidevaux-Metterie, professeure en sciences politiques, philosophe féministe et autrice de Seins en quête d’une libération, met des mots sur le moment féministe que nous vivons et sur cette réappropriation de nos corps qui selon elle, passe par deux étapes: 1) repenser 2) ressentir.
On est dans un second grand moment de la révolution féministe où les femmes ont décidé de se réapproprier ce corps dont elles sont dépossédées depuis toujours, et cela dans toutes ses dimensions. De la même façon qu’il n’y a pas un centimètre cube du corps des femmes qui échappe aux injonctions et aux dictats, aujourd’hui il n’y a plus un centimètre cube qui échappe à la réappropriation.
D’abord, ça passe par une forme de réflexivité : c’est important, quand on se ressaisit de quelque chose, de le repenser pour extirper le corps des femmes de l’aliénation.
Ensuite, c’est aussi éprouver ce corps de façon nouvelle et différente.Ça va ensemble et c’est ce qui est enthousiasmant aujourd’hui : il y a à la fois une volonté de repérer tous les mécanismes patriarcaux qui perpétuent la dépossession et l’objectivation pour les déconstruire et s’en débarrasser, et une volonté de leur substituer une nouvelle façon de vivre nos corps, notre sexualité, notre apparence, et cela en nous efforçant de révéler la pluralité, la diversité des corps féminins, et l’ampleur de notre capacité d’action sur notre propre corps.
Repenser
Grâce à cette nouvelle grille de lecture féministe et à la mise en avant de la notion de consentement, j’écoute un peu plus la petite voix qui me dit qu’une situation ne me convient pas, ou plus. Parfois, ce sont des situations inconfortables dans lesquelles je me mets toute seule. Je pense à une séance photos avec mon copain il y a quelques semaines. Mon copain peint des corps de femmes nues assez érotiques que j’aime beaucoup, et il était en panne de modèles. Flattée par l’idée de figurer dans ses peintures, je lui ai proposé qu’il me prenne en photo, ce qu’il a accepté. J’ai commencé à poser, mais je me suis sentie mal à l’aise au bout de quelques minutes et on a arrêté.
J’y ai réfléchi depuis. En voulant jouer à la muse, j’ai eu l’impression de me déposséder de mon corps et le sentiment d’une régression à une position de femme objet. Me sont revenues à l’esprit les vidéos de Margaux Brugvin sur les femmes artistes qu’on a retenues comme les muses des grands hommes, comme la photographe surréaliste Lee Miller qui a été beaucoup présentée comme la muse de Man Ray. Même les femmes artistes les plus reconnues pour leur oeuvre ont bien souvent été réduites à leur apparence physique dans la culture populaire. La manière dont Frida Kahlo a été réduite à son mono-sourcil et sa couronne de fleurs pour figurer sur toutes sortes de goodies est assez hallucinante - merci au podcast Vénus s’épilait-elle la chatte qui m’a ouvert les yeux à ce sujet.
Je suis sûre que poser peut être très émancipateur par ailleurs, quand la photographie révèle quelque chose de qui on est. Ce qui m’a d’abord gênée, c’est cette fragmentation de mon corps par la photo. C’est aussi que j’ai essayé d’imiter les peintures de Pierre et de mimer des poses érotiques qui ne me ressemblaient pas. (Un peu comme quand j’étais ado, que je ne savais pas comment séduire et que j’appliquais à la lettre les “recettes” du désir de façon mécanique et impersonnelle). J’aime me faire prendre en photo quand je peux y exprimer un aspect de ma personnalité.
Bleu est une expérimentation visuelle sur le corps et le genre. Hommage aux Anthropométries d’Yves Klein (1960), elle questionne notre rapport à la sexualisation des corps féminins dans la société contemporaine. Le corps alors abstrait devient toile, pinceau, matière, et paysage. (la série entière est ici)
Ressentir : éprouver mon corps de façon nouvelle et différente
Je veux dire, hors du male gaze, de cette performance du genre et du prisme esthétique. Je suis partie en échange universitaire en Finlande l’année dernière et je suis souvent allée nager et faire des saunas dans une piscine non mixte et nudiste. Le corps n’y était plus un sujet. Je me rappelle me balader toute nue dans la piscine et ressentir une espèce de lâcher-prise et un sentiment de liberté. Le corps n’était plus un objet de désir sexualisé, tout jugement avait disparu. A la limite, il ne restait chez moi qu’un regard de curiosité - je découvrais enfin des vrais corps, de tous âges et de toutes corpulences, entièrement nus, ce qui est très rare en France.
Pour ressentir pleinement ce que mon corps vit, j’ai besoin d’arrêter de me regarder et de me juger. C’est très vrai en ce qui concerne la sexualité, par exemple. Pendant longtemps, je n’ai pas ressenti beaucoup de plaisir parce que je vivais le sexe par le regard de l’autre. Je prenais beaucoup plus de plaisir toute seule. J’ai commencé à aimer faire l’amour au moment où j’ai arrêté de me regarder et d’être dans la performance.
J’ai décidé d’arrêter les séances de sport que je ne faisais que pour m’entretenir. Je ne vis plus de “troubles alimentaires” depuis longtemps mais il m’arrive encore de me sentir envahie par des vagues de culpabilité, de celles qui m’ont fait rechercher “abdos fessiers 10 minutes” des dizaines de fois sur Youtube. Des séances d’exercices ultra courtes, que j’ai suivies sans plaisir ni régularité, et dont le seul effet positif a été de soulager ma culpabilité pendant quelques jours. Jusqu’à ce qu’en mai dernier, je me bloque le dos lors d’une séance de yoga en ligne où j’ai un peu forcé la position du chat-vache. J’ai rarement ressenti une douleur pareille et j’ai compris que je ne faisais pas forcément du bien à mon corps avec ces vidéos. Je préfère marcher dans la nature, et faire du vélo.
Pour finir sur le sujet de la nourriture, plus je me lâche la grappe sur mon poids et plus je prends du plaisir à manger. Et non seulement compter sans cesse me pèse, mais cet auto-système de surveillance et de culpabilisation me fait grossir. Aujourd’hui, j’ai envie de faire confiance et de développer une relation plus intuitive à mon corps - du genre, manger quand j’ai faim et arrêter quand je suis rassasiée. (Si vous voulez approfondir le sujet, une amie m’a recommandé cette vidéo de la nutritionniste Abbey Sharp, sur la perte de poids et sur le « intuitive eating ». Sans avoir envie de mincir, je l’ai trouvée intéressante). A ce sujet, je viens de découvrir la série de photos “Grosse Eponge”de Charlotte Abramow. Le texte écrit par la photographe m’a semblé très juste et résonne avec mon vécu : la pression pour mincir et le dégoût de soi qui en découle peuvent accentuer la prise de poids.
Éponges à émotions, éponges à injonctions, les femmes grosses sont hors des standards et sujettes aux moqueries et à l’oppression. Comme une éponge, elles absorbent ce que la société leur transmet : « tu es laide, tu es faible, tu n’es pas comme tu devrais, la pire des choses serait de te ressembler,... ». Et comme une éponge, elles grossissent. Car émotions, blessures, traumatismes et troubles du comportement alimentaire sont liés.
On ne naît pas grosse, on le devient. Et bien souvent, l’obésité naît de ces injonctions permanentes, de ces émotions négatives, de ce corps qui ne sera jamais parfait, jamais normé. (…)
Cet été, encouragés à voyager en France avec la crise sanitaire, nous sommes partis pour 4 jours de randonnée dans le très beau parc de la Vanoise avec des amis. J’ai redécouvert la montagne, sa beauté sauvage, le calme qui y règne, son côté hors du temps. Nous avons marché plusieurs heures par jour et petit à petit, je me suis mise à l’écoute de mon corps. J’ai naturellement fais attention à ne pas fatiguer mes articulations inutilement, à faire des pauses pour soulager mon dos. J’ai retrouvé le goût de l’effort et la satisfaction des muscles engourdis le soir. J’ai dormi d’un sommeil lourd et réparateur. Le sentiment de dissociation avait disparu et j’étais pleine d’une joie nouvelle : celle de réaliser que je n'étais pas qu’un corps destiné à plaire, mais un corps vivant, actif, capable.
La question que je me pose, c’est comment rester connecté.e à son corps quand on vit dans un environnement très urbain et bétonné et quand son travail consiste en grande partie à rester des heures vissé.e sur sa chaise, les yeux rivés sur un écran d’ordinateur ?
On verra ça plus tard. Je pars demain au bord de la mer, et je sais que je vais bientôt retrouver cette jouissance de vie et ce sentiment d’avoir une prise sur le monde quand je serai dans l’eau, les muscles raidis pour résister au courant, les cheveux au vent et la peau réchauffée par le soleil.
Quelques pépites en lien avec le sujet du corps:
Charlotte Abramow a réalisé ce magnifique clip des Passantes, chanson de Georges Brassens, à l’occasion de la Journée Internationale du Droit des Femmes. Un hommage aux femmes et une célébration des corps féminins dans leur diversité. La représentation du corps féminin et du genre est un thème constant dans son travail, notamment dans sa série Métamorphosis, qui traite de manière métaphorique de l’apparition de la puberté chez les filles et de la transformation physique et mentale que ça provoque, et dans sa série Claudette, où elle photographie “un corps nu tel qu’il est, âgé, qui a traversé une vie, un corps qu’on n’a pas l’habitude de voir nu.”
Dans cet épisode du podcast Les Couilles sur la table, l’autrice et artiste Maïa Mazaurette développe l’idée que pour faire exploser les rôles étroits dans la séduction et le désir hétérosexuels, il faudrait ré-érotiser les hommes. Elle avance l’idée que les femmes supportent toute la charge esthétique, raconte comment elle fait poser les hommes, et encourage les femmes artistes à faire de même.
Un extrait du texte A Date with Myself écrit par Inna Modja et paru dans le premier numéro du magazine Gaze, revue créée l’année dernière pour “célèbrer le female gaze”. La chanteuse malienne y raconte comment elle a renoué avec son corps après la perte de lien vécue à l’adolescence et la prise de conscience de son excision. “Je crois profondément que prendre soin de soi est ce qu'il y a de plus éloigné du narcissisme : c'est le tout premier acte d'amour.”
Le discours féministe puissant de l’actrice et réalisatrice Agnès Jaoui, lors d’un évènement du collectif 50/50, que j’aime écouter et réécouter. “Les femmes obéissantes vont au ciel, les autres vont là où elles veulent”.
Des Nouvelles
Un mur de fleurs :
J’ai réalisé ma première fresque murale chez mon amie Kyla. Comme je l’ai dit sur Instagram, c’était génial, super excitant de peindre sur un mur, avec les couleurs intenses des poscas. Je me suis trop amusée et j’espère réitérer l’expérience !! (N’hésitez-pas à me contacter si ça vous intéresse, je réponds à toutes les questions ! )
Pour faire le lien avec le sujet du jour, j’ai aussi adoré l’expérience de peindre en grand parce qu’elle m’a obligée à utiliser mon corps et que j’ai eu, pour la première fois, des courbatures à cause d’un dessin.
Un dessin en vente sur ma boutique :
Mon dessin des Parisiennes confinées est une illustration au format 30x40 cm, imprimée à Paris par l’Usine à Pixels, qui fait un travail formidable parce qu’on ne devinerait même pas que ce n’est pas le vrai dessin.
Un marché d’illustrations : Save the date !!
Le samedi 11 Septembre prochain, je tiendrais mon stand d’illustrations à l’occasion de la journée de lancement de la marketplace d’illustrations Browsart (un super projet d’Anne-Sophie Lavelle lancé en 2020) !! Vous êtes bien sûr les bienvenu.e.s !
Au programme:
🎉 Stand de ventes d'illustrateurs et illustratrices
🎵 DJ Set / Live music
🍕 Restauration et bar sur place
🕺 Animations (live painting, graffiti, ...) et ateliers
Ça se passera à la Rotonde de Stalingrad, de 13h à 20h.
Venez nous faire un petit coucou !!
Ma revue de presse
Faite avec le coeur.
Camille Etienne (@graine_de_possible) est activiste pour la justice sociale et climatique. Suite à la sortie du dernier rapport du GIEC, elle a publié une vidéo très claire où elle nous explique en 15 minutes ce qu’est le GIEC, comment il fonctionne, et quelles sont les conclusions de ce nouveau rapport.
Anaïs Nin, sur la mer des mensonges est une BD magnifique, délicate, puissante, de Léonie Bischoff. Un coup de coeur absolu qui m’a donné très envie de lire les journaux d’Anaïs Nin. J’en dis plus ici si vous voulez.
J’ai trouvé tous les épisodes du podcast Vénus s’épilait-elle la chatte assez géniaux. Le dernier, “Picasso, séparer l’homme de l’artiste” ne m’a pas déçue - mais je vous préviens, c’est enrageant. Je n’avais que Picasso n’était pas un tendre, mais j’étais loin de me douter de la misogynie, de la cruauté, de la mégalomanie stupéfiante de ce peintre adulé par le marché de l’art. Bien sûr, ce portrait permet de découvrir son oeuvre avec un nouveau regard. Comme toujours, c’est passionnant, très bien documenté, et non dénué d’humour.
J’ai adoré Martin Eden, un très beau roman de Jack London (merci à mon ami Charles pour la reco). Martin Eden, jeune matelot dans la région de San Francisco au début du 20ème siècle, tombe amoureux d’une jeune bourgeoise. Horrifié par le manque de connaissances et de codes qu’il se découvre, il décide de se cultiver pour lui plaire. Peu à peu, sa curiosité intellectuelle s’éveille et fait naître en lui le désir de devenir écrivain, envers et contre tout. J’ai été à la fois impressionnée par la fierté, la ténacité, l’exigence intellectuelle du personnage, et très touchée par sa radicalité, son idéalisme et son dédain grandissant pour les codes étriqués du milieu bourgeois qui l’avait attiré. Martin Eden, c’est aussi le récit d’un désenchantement et du refus catégorique de se conformer à une pensée étriquée.
J’avais écouté la comédienne Lison Daniel parler de ce livre dans un épisode du podcast Le Bookclub. Lison Daniel tient le compte Instagram Les Caractères, où elle interprète avec humour et finesse une galerie de personnages plus ou moins satiriques. Dans l’épisode, elle racontait que la “ténacité incroyable” du personnage l’avait poussée à persévérer dans son ambition de devenir comédienne et scénariste, et je la comprends.“Les femmes sont vingt-sept fois plus susceptibles que les hommes d’être harcelées via Internet et les réseaux sociaux.” Le documentaire Arte #SalePute décortique le phénomène de cyberharcèlement et diffuse les témoignages des femmes qui en sont victimes. Ces dernières, de tous profils et de différentes nationalités, racontent ce que ça fait concrètement de recevoir des milliers de messages de haine et quelles sont les conséquences de ce cyberharcèlement sur leur vie personnelle et professionnelle. Une enquête importante qui montre que le cyberharcèlement a des conséquences bien réelles sur la liberté d’expression. (Merci à mon amie Emma pour la reco ! )
Au cinéma, j’ai vu deux très beaux films. D’abord, The Father, réalisé par Florian Zeller, qui traite de l’Alzheimer. Les deux acteurs sont extraordinaires et le film est tourné de manière à ce qu’on vive la confusion, la perte de contrôle et de repères causée par la dégradation de la mémoire. Le film m’a remuée et m’a aidée à comprendre un peu mieux cette maladie devant laquelle tout le monde est désarmé, le malade comme ses proches.
Puis Nomadland, un très beau film réalisé par Chloé Zhao qui a remporté plusieurs Césars. Fren, une américaine d’une soixantaine d’années, vit dans son van et déménage au grès des petits jobs, traversant les vastes étendues de l’Ouest américain et se mêlant parfois à des communautés de nomades. Au-delà d’un portrait d’une femme forte et indépendante pour qui la liberté importe plus que le confort et la sécurité, le film nous fait voir un autre mode de vie, à contre-courant de nos valeurs de sédentarité et de propriété. Un film subtil et surprenant.
J’ai beaucoup aimé L’île aux chiens, l’unique dessin animé réalisé par Wes Anderson. Le pitch : “En raison d’une épidémie de grippe canine, le maire de Megasaki ordonne la mise en quarantaine de tous les chiens de la ville, envoyés sur une île qui devient alors l’Ile aux Chiens.” Je me suis laissée porter par la beauté et la simplicité du scénario de ce dessin animé, esthétique et original.
Je vous recommande la très riche expo du Centre Pompidou Elles font l’abstraction qui met en avant l’apport de plus de 100 artistes femmes à l’art moderne, tout en racontant les difficultés qu’elles ont eu pour créer et être reconnues pour leur travail. Sans être particulièrement sensible à l’art moderne, j’ai trouvé l’expo passionnante et j’ai découvert plein d’artistes, comme Vanessa Bell dont je rêve d’aller visiter la maison-musée à Charleston.
Voilà, c’est fini pour aujourd’hui !
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Je rattrape toute tes newsletters ✨ J'ai l'impression que je serais à jamais émerveillé par tes réflexions. Elles sont infiniment passionnante et surtout, elles sont siii bien expliqués. J'en suis pleinement jaloux, jaloux de ta plume qui n'arrête pas de me secouer. Tu n'imagines même pas à quel point je suis heureux de te lire. Merci ☀️