Je m’appelle Louise, j’ai 25 ans et je vis à Paris. Dans cette newsletter, une sorte d’essai à la fois intime et documenté, j’essaye de comprendre des choses sur moi et le monde qui nous entoure. Vous y trouverez aussi des recommandations de lecture, films, podcasts, expos, pièces de théâtre. Bonne lecture !!
Coucou tout le monde,
J’espère que vous allez bien !
Début mars, on s’est séparés avec mon copain. Je ne pensais pas écrire sur ce sujet au départ. Je me disais que ça allait remuer le couteau dans la plaie, que c’était “trop frais”. Finalement, un besoin brûlant s’est fait sentir de mettre des mots sur ce long tiraillement, sur cette confusion épuisante, sur la peur et la tristesse des mois qui ont précédé cette rupture, sur la sensation d’arrachement, la tristesse et la fragilité que j’ai ressenties quand Pierre est parti.
J’avais aussi envie de vous parler de cette petite voix qui nous guide dans les moments de doutes, comme une petite lumière dans la nuit, de l’apaisement quand on met des mots sur ce qui ne marchait plus, de cette immense et grisante liberté qu’on retrouve, des amis qu’on revoit, de la joie de vivre qui revient, de la fierté d’avoir pris une décision difficile mais libératrice. (Bien sûr, je ne parle que de mon expérience).
Dans cette première newsletter sur le sujet, je vous parle des mois de doutes, de déni et d’auto-censure qui ont précédé cette rupture.
Les débuts
C’était ambigu depuis des mois. Jouer deux amants dans une pièce nous a mis face à l’évidence. Avec Pierre, ça a tout de suite été doux, tendre, familier, facile. J’adorais son corps et il aimait le mien. On pouvait tout se dire, on était complices, on se faisait confiance. On se parlait beaucoup et on avait de grands débats. Son amour était stable, inconditionnel, et il m’a beaucoup apaisée. Avec lui, je n’ai jamais eu à prétendre quoi que ce soit et je me suis affirmée. Je me disais : “je n’ai jamais autant aimé quelqu’un”, et j’ai pensé que ça durerait toujours.
Quand il est rentré à Paris, il y a pile un an, je venais de trouver un appartement et on a décidé d’habiter ensemble sur un coup de tête. Il m’a dit, pour me rassurer, qu’il partirait si ça ne marchait pas. Le déménagement s’est fait dans la joie et la bonne humeur, mais au fond je n’étais pas très sereine. Je me posais des questions depuis quelques semaines et je sentais bien qu’il serait plus difficile de nous séparer si on vivait ensemble. Je me disais : “là, il y a intérêt à ce que ça se passe bien”.
On a acheté des plantes chez Truffaut, on accroché des tableaux, il a fabriqué une table basse. On s’est construit un petit cocon douillet. On a trouvé notre rythme, on s’est habitué à dormir ensemble toutes les nuits et on s’est inscrit à l’AMAP du quartier. On parlait d’avenir, de la jolie maison à la campagne qu’on aurait un jour, des hivers au coin du feu et de l’été dans le potager.
Je le trouvais beau, élégant, sensible, talentueux, intègre, doux, gentil. Il était fort en maths et aux échecs - j’ai un faible un peu idiot pour les joueurs d’échecs. Il avait appris à coder et était en train de se trouver dans un métier de la tech, en stage dans une belle boîte. Toutes les cases étaient cochées. Moi qui suis un électron libre un peu perché, avoir un copain qui ait une “bonne situation” me rassurait. Et puis, cerises sur le gâteau : il était bricoleur, il avait la main verte et me faisait des petits plats délicieux. Moi, je me nourris de sardines et d’oeufs au plat, je ne sais pas télécharger des films sur internet et je fais mourir pas mal de plantes. On était super complémentaires !
Bref, j’avais plein d’arguments.
Les doutes
A partir de ce été, tout ça est petit à petit devenu une stratégie d’auto-persuasion. Exactement comme le décrit la journaliste Haley Nahman dans son article Why I ended a happy relationship :
We were happy. The comfy love, the deep respect, the weird quirks, the shared dreams, the comedic rapport. The memory-bloated cocoon we’d built around ourselves and the familiar rhythm with which we inhabited it. So often I thought I could stay there forever. We were us. We were perfect. Why would I leave? I’d asked myself that question a hundred times. The problem with persuading myself to stay was never that I didn’t have the data points, it was that I had to do it in the first place.
Ça a commencé par des petites pensées que j’évacuais très vite mais qui ont pris de plus en plus de place. Un jour, j’ai eu besoin de lui en parler. On a percé l’abcès plusieurs fois, comme ça. Paradoxalement, ces discussions nous rapprochaient : elles nous rendaient tristes, et cette tristesse, qui nous semblait démontrer qu’on s’aimait toujours et qu’on avait pas envie de se séparer, nous rassurait. Mais ces crises se sont faites de plus en plus fréquentes. J’en ai parlé à une copine, puis deux, puis trois. On se disait : “c’est normal d’avoir des doutes”. Un jour, j’ai senti que je commençais à le faire douter, lui aussi. Ça m’a fait peur et je me suis dit qu’il fallait que j’apprenne à garder mes doutes pour moi.
Petit à petit, le désir s’est tari. Le désir physique mais aussi le désir de lui parler, de lui raconter ma journée, de partir en week-end tous les deux. Un jour, il s’est penché pour m’embrasser sur la bouche et je me suis surprise à tourner légèrement la tête. J’ai dit, presque convaincue : “en fait, j’aime pas tellement les bisous sur la bouche”. Des “petits signes avant-coureurs” que décrit tellement bien la philosophe Claire Marin dans son essai Rupture(s), comment les ruptures nous transforment.
La chorégraphie intime perd de son allant, de son évidence. Le corps dit déjà qu’il a mis une distance. Ces légers écarts dans la continuité des gestes familiers trahissent un être qui s’éloigne, une affection qui faiblit.
Je sentais que j’étais ailleurs. Se retrouver le soir n’étais plus une fête. Je me forçais un peu à discuter, je n’étais plus investie dans nos conversations, je faisais des réponses automatiques. Parfois, on réalisait que j’avais oublié de lui raconter quelque chose d’important, ça le blessait et ça me rendait triste. Encore une fois, Claire Marin le formule avec beaucoup de justesse :
Ruptures dans le ballet des corps amoureux, évanouissement de la présence ; l’amant tente de s’éclipser. (…) J’entends à ta voix que tu n’es plus vraiment là.
On a commencé à se disputer. Nous qui étions d’habitude si tendres l’un avec l’autre, on a commencé à se dire des vérités dures et blessantes. Peut-être pour se venger de cette frustration qui montait, peut-être parce qu’on avait plus vraiment envie de se ménager. Claire Marin évoque aussi ces phrases cruelles, qui le sont d’autant plus qu’on les soupçonne d’être les plus lucides, les plus sincères que l’autre nous a dites.
Qu’y a-t-il de vrai dans les paroles de rupture ? Ariane, l’héroïne de Belle du Seigneur, est-elle “la femme qui rachète toutes les femmes” ou bien une pure “idiote”? (…) Les déclarations d’amour ne vaudraient pas grand-chose. Mais les déclarations de désamour ? Ne disent-elles pas, avec une trop grande vérité, la raison pour laquelle on cesse de désirer quelqu’un ?
Penser à une séparation m’angoissait et je dépensais beaucoup d’énergie à me convaincre que tous les couples passaient par là, qu’on allait se battre et qu’un jour tout irait mieux. “I took care to fall back in love quick”, raconte Haley Nahman dans son article. Lors d’un week-end à Marseilles en décembre, on a commencé, sans y croire, à parler de relation ouverte.
Cet hiver, la rupture a commencé à me sembler inévitable. Mon comportement avec Pierre devenait artificiel. J’avais l’impression de jouer un rôle en permanence, un peu comme si je continuais à arroser un arbre mort. Faire semblant me demandait de plus en plus d’efforts. Au nouvel an, alors qu’on s’imaginait les uns les autres à horizon 15 ans, j’ai sorti devant nos copains un peu gênés que Pierre serait “sûrement marié, avec une fille”. Claire Marin évoque également cette difficulté croissante à tenir son rôle, cette “mauvaise foi au sens existentiel” :
Il est des loyautés qui ne sont plus des liens, mais une corde qui se resserre autour du cou. “J’étouffe”, dit-on alors. La constance n’est plus l’effet d’un désir intérieur, elle devient construction artificielle, effort dans lequel le sujet s’épuise pour rester lui-même, pour tenir son rôle sans plus y croire. (…) Comme le serveur de Sartre dans L'Être et le Néant, il joue à être dans une imitation pathétique. Il est de “mauvaise foi” au sens existentiel, il se ment à soi-même, fait semblant d’être ce qu’il n’est pas ou plus.
Le sujet souffre de cette identité mal ajustée. Il est à l’étroit dans sa vie, il a besoin d’air, il veut prendre le large. (…) Il lui faut sortir de la boîte qu’est devenue sa vie (…) Il lui faut du neuf, du mouvement, du possible. Du vivant.
Et puis un soir, à Paris, la frustration, l’impatience et la lassitude m’ont donné un peu du courage dont je m’étais sentie dépourvue jusqu’alors. Galvanisée par une balade nocturne avec ma soeur qui m’a encouragée - “ça fait des mois que tu te poses des questions là” - je suis rentrée, j’ai fondu en larmes et j’ai dit à Pierre qu’il fallait qu’on se sépare, que cette fois j’en étais sûre.
Il est parti quelques jours plus tard. Notre salon est devenu la chambre de ma nouvelle coloc, Alice. Notamment parce qu’on vivait ensemble et qu’on avait encore beaucoup de tendresse l’un pour l’autre, la séparation n’a pas été facile. Encore aujourd’hui, 2 mois et demi plus tard, il arrive qu’il me manque beaucoup. Dans les moments de faiblesse, je pense à lui et je m’imagine me blottir dans ses bras. Mais c’était moins dur que ce que je m’étais imaginé. C’était triste, mais j’étais tellement soulagée d’avoir pris une décision. J’avais enfin mis un point final à ce dilemme silencieux et épuisant.
Je précise qu’avant ça, il y a eu un an et demi de love et de bonheur, et qu’il y a aussi eu des bons moments dans les derniers mois de notre relation. Mais j’ai l’impression que cette phase de doutes a duré, longtemps. Dans la suite de cette newsletter, j’essaye de comprendre pourquoi me séparer m’a pris autant de temps et d’énergie.
La dépendance affective
Privée de l’amour d’autrui, notre identité elle-même vacille. Nous ne sommes plus rien, tant le regard aimant d’autrui nous constitue. Nous avons parfois même peur de ne pas parvenir à survivre. (Rupture(s), Claire Marin).
Moi qui ai pourtant un côté tête brûlée, l’idée de quitter Pierre me terrifiait. Je me rappelle encore, à Noël, me lamenter à ma soeur et à ma cousine sur le lit de cette dernière : je n’y arriverais jamais, je m’en sentais incapable, c’était trop dur. (Et je n’avais pas le souvenir que mes ruptures précédentes avaient été aussi éprouvantes - ou alors, j’avais oublié ?)
Être en couple a des avantages certains : ça garantit, en théorie, de pouvoir aimer et être aimé de manière stable. Avoir à disposition un doudou géant qu’on peut couvrir de bisous à tout moment est plutôt agréable.
Être en couple, c’est aussi un statut à part, un comfort social. Le couple permet d’être aimé, mais aussi de montrer aux autres qu’on est digne de l’être. En octroyant une aura de rareté (parce qu’on est “pris”), le couple donne de l’assurance. Ainsi, être célibataire est moins sécurisant qu’être “casé”, un peu comme le chômage est souvent moins sécurisant qu’être en CDI. Enfin, au début, c’est cool : tu as démissionné, tu as fais preuve de courage et d’audace, tu peux même te prendre des petites vacances pour t’aérer l’esprit. Mais il ne faudrait pas que ça dure trop longtemps, sinon tu tombes dans le chômage de longue durée et là c’est la loose... Evidemment, ces raisonnements sont un peu superficiels et étriqués, et j’imagine que plein de gens s’en sont affranchis. Mais je les cite, parce qu’ils m’ont traversé l’esprit à un moment ou à un autre.
En plus de la dépendance affective “naturelle” qui existe entre deux personnes en couple, je me suis laissée glisser vers une dépendance pas très saine. Cette année n’a pas été la plus facile pour moi et, aussi parce qu’on vivait et passait beaucoup de temps ensemble, je me suis habituée à m’appuyer sur lui. Comme Pierre est gentil et généreux, il était toujours là pour m’écouter, répondre à mes questions et me rassurer. Le problème, c’est que c’est devenu un peu utilitariste de ma part. Je me demande même si je ne me suis pas confortée là-dedans, pour continuer à trouver une justification à notre couple. Dès que Pierre prenait soin de moi, je pouvais me dire : “Oh la la on est tellement plus forts à deux ! C’est beau, ça vaut le coup de se battre !”. Sauf que c’était constant, et comme vous pouvez l’imaginer, c’est devenu lourd pour lui, fragilisant pour moi, et ça a plus contribué à saboter qu’à sauver notre relation.
Cette dépendance faisait que j’appréhendais d’autant plus une éventuelle séparation. Certains copains me rassuraient : “ça construit, les ruptures. C’est dur mais tu te sentiras plus forte après”, mais je me suis longtemps sentie incapable de passer à l’acte. En octobre, je me suis dit “on verra à la fin de l’année”. En décembre, “on verra après Noël”.
J’ai été prise aux tripes quand j’ai découvert les performances du couple d’artistes Marina Abramovic & Ulay dans une super vidéo de Margaux Brugvin. Certaines de leurs performances sont des métaphores puissantes des dangers de la symbiose amoureuse, du risque qu’on prend quand on aime. Dans Rest Energy, Marina serre fermement un arc tandis qu'Ulay en tire la flèche, dirigée vers le cœur de celle-ci. S’il lâche la flèche, Marina meurt ou est gravement blessée (la tension est palpable dans la vidéo). Dans Breathing in Breathing out, Marina et Ulay, narines bouchées, pressent chacun leur bouche contre celle de l’autre de manière à ne pouvoir respirer que l’air de l’autre - et cela, jusqu’à évanouissement. La célèbre et très émouvante scène de leurs retrouvailles au Moma en 2010, après 20 ans de séparation, ne pourrait pas mieux exprimer l’intensité émotionnelle et la vulnérabilité qui naissent avec le lien amoureux.
Des coûts irrécupérables
Il y aussi une notion d’investissement perdu dans la rupture.
Dans Le Petit Prince de Saint-Exupéry, le renard dit au petit prince, alors que ce dernier peste sur le caractère compliqué de sa rose : « c'est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose si importante ». Dans une société où les options de partenaires semblent infinies, il est plus difficile de choisir et de s’engager. A une époque où on peut avoir du mal à persévérer et tendance à toujours voir l’herbe plus verte ailleurs, je saisis la sagesse de l’argument du renard.
Mais la stratégie de rester en couple pour la seule raison qu’on a investi du temps et de l’énergie avec la personne peut aussi renvoyer au biais des “coûts irrécupérables” - ces coûts déjà engagés et non remboursables que l’on craint de voir “gaspillés”. On se laisse prendre régulièrement par ce biais : on est au cinéma et on s’ennuie ferme, mais au lieu de partir pour trouver meilleure occupation, on reste pour ne pas gâcher l’argent dépensé par l’achat du billet. Ce biais vaut aussi pour les relations amoureuses. Ainsi, une étude de The Current Psychology révèle que plus on a investi du temps, de l’argent et des efforts dans une relation, plus on est prêt à persévérer dans cette relation - même si elle nous rend malheureux.
Et c’est compréhensible : construire une relation, c’est du temps et de l’énergie dépensés à apprendre à se connaître, à comprendre les préférences de l’autre et à créer un langage commun. Au moment de rompre, on anticipe qu’il va falloir repartir de zéro et tout reconstruire avec quelqu’un d’autre. C’est ce que dit Marie Robert dans l’épisode sur la rupture de son podcast Philosophy is sexy :
Ce qu’il y a de perturbant dans la rupture, au-delà du déchirement qu’elle suppose, c’est qu’après elle il faut tout réapprendre. Chaque couple d’amour ou d’amitié crée un monde, invente un langage, donne aux mots une connotation dont seuls les aimés connaissent le secret. (…) Et “devoir tout reconstruire augmente la dose d’angoisse”, explique Didier Grandjean, professeur en neuropsychologie de l’émotion.
Quand j’ai commencé à douter, je me suis sentie aussi frustrée et angoissée que si j’avais trouvé un terrain, que j’y avais construit une maison brique par brique, maison que j’avais ensuite peinte, meublée et décorée, et qu’au moment de m’asseoir sur le canapé avec un bon livre, je prenais soudain conscience d’un défaut grave - du genre, la maison est hyper sombre. Qu’en conséquence, tout en essayant de positiver, je me mettais à sortir tout le temps et, sans trop me l’avouer, à lorgner sur les autres maisons.
A ce moment-là, j’aurais pu me dire “OK, ça va pas le faire, la lumière c’est trop important” - pour continuer cette sublime métaphore filée - mais non : j’ai repoussé l’échéance, découragée par la perspective de faire les cartons, de déménager, et de retomber dans cette espèce d’errance. Dormir ça et là, m’installer une semaine dans une maison pour réaliser que je ne suis pas à l’aise dedans, visiter de nouveaux quartiers, avoir parfois un petit coup de coeur et déposer un dossier, ne pas être rappelée et passer des semaines à me dire : “j’aurais été TELLEMENT BIEN dans cette maison !!”
(Bon, cette flemme et ce manque d’enthousiasme étaient aussi liés à la petite déprime que je traversais alors).
Des contingences matérielles
Si on avait pas habité ensemble, je me demande quand on se serait séparés. On savait que Pierre s’en irait si ça se passait mal, et l’idée de le virer de cet appart qu’il aimait beaucoup me brisait un peu le coeur. Et puis, me séparer de Pierre c’était aussi perdre un salon, deux supers enceintes et des ustensiles de cuisine de qualité (la bonne nouvelle, c’est qu’il ne les a pas encore récupérés !). Il était aussi le cuisinier, jardinier, bricoleur et technicien de la coloc et j’étais bien contente qu’il s’occupe de percer les murs et gérer le compteur électrique (vous allez penser que je ne servais vraiment à rien dans notre couple, et vous n’auriez pas complètement tort). Pour ces raisons, pas très glorieuses je vous l’accorde, je pense que vivre sous le même toit peut pousser à persévérer dans une relation qui ne fonctionne plus.
Et puis, rompre dans ces conditions est particulièrement flippant. Je m’imaginais que notre rupture allait laisser un énorme vide dans ma vie. D’ailleurs, on ne s’est pas séparés d’un coup. D’abord, on s’est dit : “on reste ensemble mais on arrête d’habiter ensemble”. Après le départ de Pierre, on s’est dit : “bon, petit break ? ”. On a formulé qu’on se séparait seulement quelques semaines plus tard, libérés de la présence quotidienne de l’autre et de toutes ces contraintes matérielles. (Et encore, on a pas pu s’empêcher d’ajouter un petit : “peut-être qu’on se remettra ensemble dans 3-4 ans !”).
Cette difficulté à se séparer en vivant sous le même toit rejoint un autre témoignage de rupture de Haley Nahman, dans son article Breaking Up is Hard to Do (After You’ve Invested in Someone).
As casual as I was and am about living with a significant other, I also inherently knew and know how much harder it would be to leave once I did. Signing a lease felt a little like signing a marriage license.
Ultimately it was fine ! We lived together for three fun and love-filled years that I don’t regret. But I will say this: We did not break up until after I’d moved across the country for a new job. Until after I’d broken the contract of a shared home and freed us to make a decision in an emotional vacuum, rather than one mired in practical trappings.
Bref, je comprends donc le conseil de la psychologue et autrice américaine Meg Jay, qui mettait en garde les jeunes couples dans cette tribune du Times :
I am not for or against living together. (…) But I am for young adults knowing that, far from safeguarding against divorce and unhappiness, moving in with someone can increase your chances of making a mistake - or of spending too much time on a mistake.
Bien sûr, c’était aussi un bon test : habiter ensemble nous a peut-être permis de constater plus vite qu’on n’avait pas le même mode de vie et qu’on ne se rendait pas très heureux. Et une cohabitation heureuse aurait sûrement sonné comme une confirmation !
Pousser plus loin l’engagement est parfois le seul moyen d’acquérir des certitudes sur ce dont on a envie. Ça me fait penser à ces couples qui se séparent 6 mois, 1 an après leur mariage. On peut considérer que ce n’est pas l’idéal, que c’est un gâchis d’énergie et d’argent, que c’est un symbole brisé, mais au moins, ça crée des déclics.
Il est donc probable que vivre ensemble nous ait permis d’accélérer la prise de conscience de notre incompatibilité, tout en participant à nous faire repousser la séparation.
La peur d’être une girouette
J’avais l’impression de faire des caprices. Je me disais que je voyais toujours le verre à moitié vide, que j’étais une éternelle insatisfaite représentative d’une génération étourdie par l’infinité du choix, et que si je continuais comme ça, je ferais toujours partie de ces jeunes dont les relations amoureuses s’effritent sitôt commencées.
Derrière cette peur, il y a notamment la découverte de l’analyse d’Eva Illouz, dont j’ai lu quelques articles publiés dans Philosophie magazine. La sociologue avance que les logiques de marché et le consumérisme introduits par le capitalisme ont investi le terrain des relations amoureuses. Dans l’article Le Couple, la dernière utopie, la philosophe explique pourquoi le couple est mis à mal aujourd’hui.
D’abord, elle explique que l’utopie amoureuse qu’est le couple se déploie aujourd’hui sur trois terrains, trois idéaux à atteindre : la sexualité, les loisirs et l’intimité (je vous met l’extrait parce que c’est trop intéressant).
La sexualité s’est imposée comme un élément indispensable des relations amoureuses, un lieu privilégié où s’exprime l’intimité, voire un signe du bien-être du couple. (…) La modernité a vu dans la sexualité le lieu où faire la preuve de notre équilibre psychique fondé sur l’hédonisme : il faut être capable de donner du plaisir et d’en recevoir.
Les loisirs, la production d’expériences nouvelles et de sensations fortes. Les couples modernes sont de grands consommateurs de loisirs. Ils vont au cinéma, partent en vacances ensemble, vont au spectacle, pratiquent un sport, etc.
L’intimité amoureuse, qui est en réalité une notion moderne. L’expression des émotions et l’épanchement permanent sont désormais le principal moyen d’afficher et de partager sa subjectivité dans le contexte d’une relation amoureuse. Le couple est devenu le chantier d’excavation des affects. Parler de ses sentiments, les manifester, les gérer, les éprouver à l’unisson sont autant d’éléments nécessaires à la vie de couple.
Ensuite, Eva Illouz explique pourquoi, selon elle, la vision moderne du couple peut difficilement tenir dans la durée :
“Notre culture psychologisante encourage les hommes et les femmes à se focaliser sur leur ego, leurs besoins, leur intériorité.” Ce recentrage sur soi et ses intérêts personnels qui caractérisent notre époque transforment les relations en "une entreprise utilitariste, justifiée non par des devoirs moraux ou des conventions sociales, mais par une maximalisation individualiste du plaisir.” Ce qui nous rend moins enclins à faire des compromis ou à demander pardon, par exemple.
La notion d’égalité entre les hommes et les femmes, qui peut générer de nouvelles tensions car elle les amène à mesurer et quantifier constamment la contribution de l’un et de l’autre - “qu’il s’agisse du partage des tâches ménagères ou de la réciprocité des sentiments”.
La recherche de sensations fortes rend la confrontation à l’ennui difficile. Et c’est là qu’entre en jeu la thèse principale d’Eva Illouz sur la progression de la logique consumériste dans les relations amoureuses : “à ses débuts, la culture de la consommation se focalisait sur le plaisir que procuraient les objets nouveaux ; aujourd’hui, elle s’étend aux relations amoureuses.”
L’influence du développement personnel qui valorise le changement, la progression, l’exploration de soi, et crée une injonction à se métamorphoser tout au long de la vie. Or, “cette évolution permanente déstabilise le couple en compromettant la stabilité dont il a besoin”. Une instabilité aggravée par “la culture du choix” et “l’abondance du choix sexuel” qui induisent toujours la “possibilité de rencontrer quelqu’un de mieux”.
L’injonction à l’indépendance et à l’autonomie, qui “se heurte à la réalité de l’amour comme dépendance, attachement, symbiose. L’amour est désormais incompatible avec l’autonomie, élément central de l’individualité.”
Les conséquences de tout ça, on les connaît. L’explosion du nombre de divorces, mais aussi le rejet croissant du modèle du couple. Une question légitime qui est explorée dans le super podcast Le Coeur sur la table.
Je pourrais reconnaître dans ces motifs d’insatisfaction les raisons pour lesquelles j’ai quitté Pierre. Pendant les mois qui ont précédé la rupture, mes doutes m’apparaissaient en effet comme symptomatiques d’une fuite des contraintes, d’une peur de l’ennui et d’une recherche de “sensations fortes”, d’une vision très contemporaine de la vie qui doit être une aventure et une transformation permanentes. J’avais donc peur d’être un pur produit de la tendance individualiste, inconstante et désengagée de notre époque. Comme le dit Claire Marin dans son essai :
S’adapter, être flexible, nomade, sans attaches. (…) La rupture, devenue statistique banale, dirait quelque chose de l’individualisme et des revendications de chacun au “bonheur” et à l’ “épanouissement”.
Bien sûr, si je me sentais aussi tiraillée, c’est aussi parce que j’aspire au modèle du couple, qui m’est familier et qui m’inspire autant qu’il me rebute, en tant qu’îlot d’engagement, de constance, de persévérance. D’ailleurs, dans ce même article, Eva Illouz explique pourquoi selon elle la notion de couple mérite encore d’être défendue. Son raisonnement me parle, même si il me semble un peu radical (et le fait qu’elle n’aborde pas la question du choix de la personne me frustre).
Pourquoi ? Parce que le couple monogame est sans doute la dernière organisation sociale à résister aux principes du capitalisme. Un couple prend de facto position contre la culture de maximisation du choix, contre la conception du moi comme lieu permanent de sensations fortes, de jouissance et d’épanouissement personnel. Le couple suppose que l’on soit capable de singulariser autrui, de renoncer au calcul, de tolérer l’ennui, de mettre l’épanouissement de côté, de s’accommoder d’une vie sexuelle (souvent) médiocre, de préférer l’engagement à l’insécurité contractuelle. Le couple, malgré tout ce qu’il a de conventionnel, est garant de valeurs autres que celles du marché.
Assez influencée par tout ça et inquiète que mon envie de changement soit un caprice, une illusion ou un éparpillement, je me suis bridée.
Une difficulté est de faire la part des choses entre les petits et les vrais problèmes. Aujourd’hui, on parle sans tabous de la réalité du couple - de la baisse de libido aux moments d’ennui, en passant par les doutes et la tentation d’aller voir ailleurs. On se répète : "le désir diminue forcément” ; “c’est normal d’avoir des doutes”; “il y a des hauts et des bas” ; “l’amour c’est un choix”. Et je trouve ça plutôt sain - jusqu’à ce qu’on banalise les vraies impasses !
Dans cet article sorti il y a quelques années sur Man Repeller, Haley Nahman (je sais, encore elle, j’adore ses articles) rappelle que si on a parfois besoin de casser le mythe du grand amour, une relation n’est pas sensée donner l’impression d’un piège.
When I left a happy relationship, I fought with myself a lot about that, but can now say with my head held high that it was not an unreasonable desire. I was not just bored, nor was I “looking for Prince Charming.”
I was just looking for something different. I can’t stress this enough: It’s okay to want something different! This is your life! I do think most people have a deeper truth hidden somewhere in their guts, layered under a lot of secondary emotions like fear and guilt. It’s just about finding it. Searching for a perfect match may be futile, but some people are more compatible than others.
For every hopeless romantic who needs to hear that love isn’t a fairytale, I’d argue there’s a logical worrier who needs to be reminded that relationships aren’t supposed to be traps, that a “good-enough marriage” as the ultimate landing place is its own kind of fairytale.
Parce que parfois, le couple est juste devenu “un petit enfer privé” (expression tirée de Scènes de la vie conjugale, la magnifique série de Bergman). Parfois, il y a encore de l’amour mais on se rend malheureux, quand même. Dans Marriage Story, un film de Noah Baumbach sorti en 2019 sur Netflix, on assiste à la séparation d’un couple. La femme, qui se sent invisibilisée dans le couple, quitte un mari qu’elle aime parce qu’elle veut s’épanouir, avoir une carrière et retourner vivre à Los Angeles plutôt qu’à New York où il l’avait entraînée. Parfois, il n’y a plus d’amour. Parfois, il n’y en a même jamais eu. Dans Scènes de la vie conjugale, c’est ce que dit une femme qui demande le divorce après 20 ans de mariage :
- La femme : Mon mari est quelqu’un de très bien. Je n’ai aucun reproche à lui faire. Il est gentil, rangé. Il a été un excellent père. Nous ne nous sommes jamais disputés. Nous avons un appartement qui est bien et une bonne vieille maison de campagne qui nous vient de la mère de mon mari. Nous aimons tous les deux la musique de chambre, et nous nous sommes inscrits à un groupe de musique de chambre.
- Marianne (qui est avocate) : Mais tout ça me paraît très bien.
- La femme : Très bien, oui. Mais il n’y a pas d’amour entre nous. Il n’y en a jamais eu.
Mais j’ai essayé de me résonner. Je me suis répétée : “c’est NORMAL d’avoir des doutes”. Il fallait que j’apprenne à construire et à accepter les hauts et les bas propres au couple. Dans son article Why I ended a happy relationship, Haley Nahman parle aussi de cette banalisation systématique de ses doutes :
I reasoned that my doubts were delusional, anxious, a side effect of unrealistic expectations. Quietly I feared, with every fiber of my being, that they were my undeniable truth. Relationships are hard, I’d mentally counter. Doubts are normal, I’d repeat in my head. If I really don’t want to break up, I’d write in my journal, that must mean I want to stay. And so I would. And we’d cook a cozy dinner, goof around and snuggle into bed like we’d done so many nights before. And I’d mistake the myopia of pain avoidance for the utopia of doing what felt right. I’d convince myself that safety and comfort were the same as fulfillment.
J’ai d’autant plus persévéré que j’évolue partiellement dans un milieu un peu catho, un peu bourgeois, un peu tradi, qui valorise la construction et l’engagement. Dans mon groupe d’amies rencontrées en terminale dans un lycée parisien jésuite, nous sommes 9 et aucun de nos parents ne sont divorcés. Une influence contrebalancée par ma famille, qui n’est pas spécialement tradi, et mes copains qui ne sont pas encore en couple ou qui ne souhaitent pas l’être. Mais voilà, j’ai beaucoup d’ami·es proches qui sont en couple depuis longtemps et qui vont sûrement passer leur vie avec leur copain/copine actuel·le, et je suis forcément influencée par ce qu’il se passe autour de moi.
La peur de vouloir plus
Je culpabilisais un peu d’aspirer à autre chose. “Tu as tellement de chance, pourquoi tu peux pas en profiter ?” ; “t’es avec un mec qui t’aime, qui te respecte. Tu veux quoi de plus ?” Je me rappelle une conversation avec une copine célibataire qui me disait qu’elle ne comprenait pas pourquoi les gens en couple se prenaient autant la tête : “c’est quand même trop sympa d’aimer et d’être aimé !” J’avais eu un peu honte de mes plaintes et n’avais pas su quoi répondre.
Cette auto-censure, elle est aussi due à ces freins qu’on a à vouloir plus, quand ce qu’on a est “déjà pas mal”. (Quand je dis plus, ce n’est pas une échelle de valeur : “plus”, c’est “autre chose”). La coach Clothilde Dussoulier en parle dans le super épisode de son podcast Change ma vie : Ai-je le droit de vouloir plus ?
Parmi les objections que votre censure intérieure peut vous opposer, il y a l’idée que si ce qu’on a est “déjà pas mal”, alors on ne devrait pas vouloir plus ou différent. Derrière, il y a cette idée qu’il ne faut pas demander plus, sinon ça veut dire qu’on est ingrat, jamais content, égoïste, arrogant ou pénible. Comme si il y avait un niveau acceptable de désirs, de rêves ou d’aspirations fixé par la société ou par le groupe social auquel on appartient, et qu’une fois qu’on a atteint ce niveau acceptable, c’est exagéré de vouloir plus.
Ce jugement internalisé, il peut se manifester sous forme de honte : on sent qu’on aspire à plus mais on se dit que ce n’est pas bien, que c’est presque une offense aux gens qui n’ont pas ce qu’on a. Ou sous forme de peur : en parler, c’est s’exposer à la critique, et si on échoue, c’est encore pire : ce sera l’humiliation.
D’ailleurs, je suis un peu tombée dans ce piège de me raccrocher à l’image que mon couple avec Pierre renvoyait. Les remarques du genre “vous êtes trop mignons”, “vous avez l’air tellement amoureux”, “vous vous êtes trouvés c’est ouf !” me rassuraient, même lorsqu’elles dataient de 8 mois. Comme si la perception des autres, qui est pourtant forcément un peu superficielle et figée dans le temps, avait autant voire plus de valeur que notre ressenti. Le danger est aussi d’en parler à des gens qui se posent eux-mêmes des questions sur leur couple mais qui essayent de positiver. Ceux-là ne vont probablement pas nous encourager à “vouloir plus”. Conclusion : faut se faire un peu confiance. Il n’y a pas de honte à vouloir autre chose.
J’ai repensé à Madame Bovary en écrivant cette newsletter. Elle veut plus, c’est sa grandeur et son drame. Comme vous peut-être, j’ai éprouvé un mélange de pitié, d’exaspération et de respect infini pour cette femme qui, envers et contre tout, refuse de se résigner à l’existence étriquée, fade et médiocre qui est devenue la sienne. Et dans les moments où je décide que je veux mieux ou autre chose sur un aspect ou un autre de ma vie, je ressens de l’excitation mais aussi un peu d’effroi. Et si, en voulant toujours plus, je ne risquais pas d’être déçue, de me ridiculiser ou de me brûler les ailes ? La mort atroce et désespérée d’Emma Bovary sonne comme un avertissement.
Mais bien sûr, c’est incomparable. Déjà, l’époque a changé. La société, et particulièrement les femmes, ne sont plus assujetties à des normes aussi contraignantes. Ensuite, je vis à Paris et j’ai plus de chances de rencontrer quelqu’un que Madame Bovary. On vit aussi à l’époque du développement personnel, qui malgré toutes les critiques qu’on peut lui adresser, a le mérite de nous autoriser à nous poser des questions et à aller vers ce qui nous fait vraiment vibrer.
Et puis, vouloir autre chose, ce n’est pas forcément se perdre dans des rêves de princes charmants irréalistes comme Madame Bovary, qui a lu un peu trop de romans d’amour. Si vous cherchez une inspiration plus joyeuse, je vous conseille la lecture du très beau roman L’Amant de Lady Chatterley. Lady Chatterley, qui s’ennuie à mourir avec son mari, finit par lier une relation passionnelle avec le garde-chasse du domaine - une relation où elle trouve plaisir, sensualité et épanouissement. Elle a de la chance que son garde-chasse soit aussi séduisant, mais elle m’a aussi semblé plus mature, plus simple, plus dans le moment présent que Madame Bovary.
Donc oui, j’aspire à autre chose. En l’occurence, à plus de complicité, plus de goûts communs, plus de rires, plus d’aventures, plus de décisions prises sur un coup de tête, plus de soirées, plus de rencontres, plus de fantaisie. A une vision de la vie plus proche. Et j’espère que Pierre trouvera quelqu’un qui lui convienne mieux.
La peur de la solitude et de souffrir en amour
“Imagine je retrouve jamais quelqu’un” ai-je dit à ma mère au téléphone, un jour de doutes de février. J’ai senti se raviver les angoisses de la petite Louise de 15 ans qui écoutait “Tous les garçons et les filles de mon âge” en boucle dans sa chambre. Le fait que les études soient terminées et qu’il n’y ait plus de soirées BDE pour pécho m’a stressée : comment j’allais rencontrer l’amour, moi ? Je me suis imaginée, assise à une terrasse de café trois mois plus tard, m’ennuyer ferme avec le “passionné de cinéma de la nouvelle vague” tchatché la veille sur Bumble, un sourire forcé sur le visage pour cacher l’envie de fuir, et cette vision m’a foutu le cafard.
Et puis, j’ai eu peur de retomber dans des histoires d’amour passionnelles et déchirantes. Il y a quelques mois, j’ai regardé cette vidéo de Solange Te Parle. La youtubeuse y défend sa vision du couple - un socle, un refuge, un noyau dur, forcément un peu ennuyeux mais solide - et elle met en garde contre la passion amoureuse. Tomber amoureux, dit-elle, c’est “un peu comme prendre un ticket pour Disneyland”. Je trouve son témoignage un peu vindicatif mais il m’a rappelé certaines histoires d’amour avant Pierre à l’occasion desquelles j’avais un peu vrillé.
Quand je suis amoureuse, je sais que ça va mal tourner. Est-ce qu’être amoureux c’est pas avoir surtout peur que le carrosse se transforme en citrouille ? Les fois où j’ai été amoureuse, je me sentais conne, j’étais pas moi-même, j’avais peur tout le temps, j’étais soumise et dépendante, je ne pouvais rien faire d’autre, j’étais un peu humiliée. Quand on est amoureux on veut plaire donc on se conforme à ce que l’autre attend, on se perd dans l’autre. Quand je suis amoureuse, je suis irrationnelle, je ne suis pas fonctionnelle.
Le couple, c’est des racines, des nutriments, un organisme solide qui croit et s’endurcit. Quand je suis amoureuse, il n’y a pas de racines. Les passions c’est des champignons : il y a des spores, ça peut partir en fumée, ça peut faire mal, ça donne des hallucinations, ça peut faire mourir.
Ces passions amoureuses, je n’ai jamais rien connu d’aussi délicieux, intense, grisant, mais aussi rien d’aussi douloureux et décevant. Je me reconnais dans le portrait qu’elle fait de la personne amoureuse : vulnérable, soumise, dépendante, abêtie, collante, tourmentée. Le tout dans une abnégation ridicule. Bref, un état plutôt pitoyable auquel on peut rajouter la honte de se rabaisser à ce point et une détresse de sentir qu’on a plus de contrôle sur rien. En regardant la vidéo de Solange il y a quelques mois, j’ai pensé : “Ouh là, j’ai intérêt à rester dans mon petit cocon d’amour moi !”.
Heureusement, une relation de couple moyennement satisfaisante et une passion amoureuse destructrice ne sont pas les seules options qui s’offrent à nous.
La frilosité que j’ai pu ressentir me rappelle la fierté et la méfiance du personnage de Camille, dans On ne badine pas avec l’amour de Musset (petite pensée pour Mme Guillemet Delarue, mon extraordinaire prof de français de 1ère !). Dans la pièce, Camille et Perdican sont promis l’un à l’autre. Ils s’aiment depuis toujours, mais la jeune fille, qui s’est fait éduquer et laver le cerveau par des bonnes soeurs aigries, annonce finalement à son fiancé qu’elle préfère rentrer au couvent pour se dévouer à Dieu. Perdican, lucide, comprend qu’elle n’a pas vraiment envie de ça et tente de lui ouvrir les yeux sur la mauvaise foi des femmes blessées qui l’ont influencée :
Il y a deux cents femmes dans ton monastère, et la plupart ont au fond du cœur des blessures profondes ; elles te les ont fait toucher ; et elles ont coloré ta pensée virginale des gouttes de leur sang. Elles ont vécu, n'est-ce pas ? (…) elles t'ont fait une place dans leurs processions lugubres, et tu te serres contre ces corps décharnés avec une crainte religieuse lorsque tu vois passer un homme. Es-tu si sûre que si l'homme qui passe était celui qui les a trompées, celui pour qui elles pleurent et elles souffrent, celui qu'elles maudissent en priant Dieu, es-tu sûre qu'en le voyant elles ne briseraient pas leur chaînes pour courir à leurs malheurs passés, et pour presser leurs poitrines sanglantes sur le poignard qui les a meurtries ?
Et à la fin de la pièce, il lui sort cette célèbre et magnifique tirade sur l’absurdité du monde, la sombre nature des hommes et des femmes, et sur l’amour qui sauve tout.
Il y a au monde une chose sainte et sublime, c’est l’union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière, et on se dit : J’ai souffert souvent, je me suis trompé quelques fois, mais j’ai aimé. C’est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui.
J’espère que pourrai dire à la fin de ma vie que “c’est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui”, même si ça veut dire être un peu blessée, un peu déçue parfois. Dans la pièce, Camille veut se protéger des hommes et des souffrances de l’amour en rentrant au couvent. A mon sens, rester dans une relation amoureuse juste parce qu’elle nous rassure est une stratégie similaire d’évitement du risque.
Les bonnes décisions ne sont pas toujours les plus faciles. Il faut parfois beaucoup de courage pour s’arracher d’une situation ou d’un lien qui ne nous font plus vibrer mais qui restent faciles, confortables, rassurants. A la fin de la très belle série Fleabag, le prêtre (le plus charmant de l’histoire des prêtres) fait un petit discours au début d’une cérémonie de mariage (l’extrait entier est sur youtube). Son speech se termine comme ça :
I was taught if we’re born with love then life is about choosing the right place to put it. People talk about that a lot, feeling right : “when it feels right it’s easy !”. But I’m not sure that’s true. It takes strength to know what’s right. And love isn’t something that weak people do. Being a romantic takes a hell of a lot of hope. I think what they mean is, when you find somebody that you love, it feels like hope.
La fin de Fleabag est déchirante, mais profonde. (Attention gros spoiler). Au début de la série, l’héroïne enchaîne les plans culs, elle ne ressent rien pour ces mecs de passage et on sent chez elle un gros sentiment de solitude et une petite détresse affective. A la fin de la série, ce prêtre, avec qui elle a eu une aventure et dont elle est vraiment tombée amoureuse, la quitte à un arrêt de bus. Juste avant, elle lui a dit “I love you”, et il lui a répondu “it will pass !”. C’est hyper triste, mais c’est beau parce qu’on sent Fleabag en paix. Plus qu’en retrouvant un mec, c’est en aimant à nouveau que Fleabag a retrouvé une forme d’optimisme.
“When you meet someone that you love, it feels like hope”.
C’est la fin de cette newsletter. Elle sera peut-être suivie d’un autre numéro sur le sujet. J’espère que vous avez aimé la lire !! Comme d’habitude, n’hésitez pas à me répondre, en commentaire de ce post (en cliquant sur le bouton ci-dessous), en répondant à ce mail ou sur Instagram. C’est toujours un immense plaisir de vous lire !! Bonne soirée, et à bientôt <3
Ma revue de presse
Faite avec le coeur.
Rupture(s) : comment les ruptures nous transforment, un essai de Claire Marin dont j’ai beaucoup parlé dans cette newsletter. Je m’attendais à un essai intello et froid, mais pas du tout : c’est facile à lire et réconfortant. La philosophe parle de la rupture (amoureuse, mais pas que), du déchirement que c’est et de son impact sur l’identité avec beaucoup de justesse, une vraie sensibilité et une belle plume. On se sent compris et ça fait du bien !
Scènes de la vie conjugale, une bouleversante série d’Ingmar Bergman en libre accès sur Arte. Cette série est d’une justesse, d’une subtilité et d’une lucidité incroyables. Les dialogues sont exceptionnels. Les acteurs, Liv Ullman et Erland Josephson, sont confondants de naturel. Tour à tour insupportables, émouvants, exaspérants, séduisants, pitoyables, attendrissants - toujours hyper justes, jusque dans leur confusion et leurs silences. Un petit chef d’oeuvre à voir absolument ! (J’en ai parlé plus longuement sur Instagram).
Toutes les femmes sauf une, un petit livre de Maria Pourchet. Une femme accouche d’une petite fille. Pendant trois jours de sidération à la maternité, une espèce de rage remonte et tout lui revient. Sa mère, la mère de sa mère, et toute cette lignée de femmes éduquées à la servilité, à la performance et à la comparaison. A des relations de rivalité et de domination qui ne laissent aucune place à l’amour, à la solidarité et à la liberté. Et elle parle à sa petite fille, pour conjurer le mauvais sort, la libérer de ces injonctions et de cette haine de soi dans lesquelles on fait grandir les filles. Comme Feu, c’est vif, tourmenté, violent, drôle, délicat, ironique, et plein de tendresse à la fois. J’adore l’écriture de Maria Pourchet.
Dans La Poudre, une conversation passionnante, toute en finesse, entre Lauren Bastide et la philosophe féministe Camille Froidevaux-Metterie. Elles parlent du “tournant génital du féminisme”, du corps des femmes, de son objectivation, et de la sensualité et du plaisir à laquelle sa réappropriation peut mener. Ca parle beaucoup du féminisme depuis 2015 et #MeToo, mais l’invitée revient souvent en arrière pour expliquer ses liens et ses différences avec la révolution féministe des années 1970 ou la pensée de Simone de Beauvoir. Un discours brillant, limpide, précis et personnel qui permet de prendre du recul et de comprendre précisément la raison d’être du féminisme actuel. Je recommande absolument !!
L’interview de Maria Pourchet dans Bookmakers. J’adore ce podcast, notamment parce que Richard Gaitet est un hôte génial, aussi drôle que pointu. Maria Pourchet nous y raconte son enfance à la campagne et sa boulimie de livres, ses références littéraires, sa certitude depuis toute petite de vouloir écrire des livres, ses études de socio à rallonge, son amour de la langue française, et enfin nous parle de romans et surtout de Champion, de Toutes les femmes sauf une et de Feu.
Fais parler les hommes, un podcast en 8 épisodes qui sonde la parole masculine dans un bistrot, un camping, une cour de récré, le quartier d’affaires de La Défense… Le podcast est réalisé avec beaucoup de finesse et on se rend compte à quel point c’est rare d’écouter les hommes nous parler comme ça, c’est assez émouvant. Je vous conseille de commencer par le premier épisode, Troquet d’Epinal, qui m’a beaucoup touchée.
Heureux les heureux, un livre de Yasmina Reza que j’ai pris au hasard dans la bibliothèque de mes parents. Plus je suis rentrée dedans et plus j’ai aimé, séduite par l’humour grinçant, la finesse et le réalisme implacable de l’autrice. Ce petit livre nous fait rentrer dans les monologues intérieurs d’une constellation de personnages, tous plus ou moins liés les uns aux autres par des liens amoureux, amicaux, familiaux. J’ai adoré ce texte qui jette une lumière caustique, crue mais tendre sur ces personnages que seul l’humour sauve face à la mélancolie, l’irritation, la solitude et l’angoisse de la mort.
Les sacrifiées du romantisme, le dernier épisode du podcast Vénus s’épilait-elle la chatte, qui révèle la misogynie de ce mouvement du début du XIXème et raconte comment il a contribué à créer un archétype féminin passif et soumis tout en invisibilisant les femmes activistes, politiques et journalistes de l’époque. L’épisode a été réalisé à l’occasion de l’expo Héroïnes romantiques et Julie Beauzac a interviewé les deux commissaires de l’exposition Gaëlle Rio et Élodie Kuhn. Le trio est passionnant !
Deux des dernières newsletters de Bookbear Express parlent des relations amoureuses, l’une sur le dating et l’autre sur l’obsession amoureuse, toutes les deux hyper intéressantes. Le sujet m’intéresse particulièrement, mais je suis toujours sensible à la finesse, à la justesse et à l’empathie d’Ava Huang.
Algues vertes, l’histoire interdite : une passionnante enquête d’Inès Léraud magnifiquement illustrée par Pierre Van Hove. Cette BD hyper documentée, précise et pointue permet d’appréhender, derrière le scandale des algues vertes, les rouages de l’agriculture intensive bretonne, les intérêts des grands patrons de l’agro-industrie, l’influence des lobbies et leur complicité avec des scientifiques corrompus, le flou entretenu par des hommes politiques pour qui l’emploi et le tourisme prévalent sur la transparence et la résolution du problème.
Pour un moment feel good, l’interview de Nicolas Mathieu dans le podcast A bientôt de te revoir. Je n’écoute pas beaucoup ce podcast, mais j’avoue que je ne suis pas insensible au petit plaisir de voir des stars en impro totale, voire un peu prises au dépourvu par des questions inattendues du style “c’est quoi ton rapport avec ta boulangère ?”. Sophie-Marie Larrouy a de l’humour et un talent inégalé pour mener des interviews what the fuck.
Une vidéo de la journaliste Paloma Moritz qui résume tous les différents moyens d’action face à l’urgence écologique sur la chaîne Blast. Changements individuels et gestes du quotidien pour réduire son empreinte carbone et pousser les entreprises à agir, pression sur les politiques, options pour transformer son entreprise en interne, adhésion à des associations, visites d’éco-lieux, vote aux prochaines législatives... C’est 20 minutes et c’est très clair, complet et motivant !!
Avec une amie, on est allées voir La Tendresse au (si beau) théâtre des Bouffes du Nord. Ce spectacle, mis en scène par Julie Berès, parle de construction de la masculinité. Des jeunes hommes se confient sur les injonctions qu’ils ont reçues, sur les cases qu’ils ont cochées ou pas pour être considérés comme “des vrais mecs”, de leurs interrogations et parfois de leur confusion face à la remise en question actuelle des normes de virilité. Au-delà du texte, la mise en scène, les danses et les musiques étaient magnifiques, hypnotisantes par moments.
Voilà, c’est fini pour aujourd’hui !!
Merci beaucoup à Pierre pour sa relecture et son accord pour que je vous parle de tout ça, et à ma soeur Garance pour la relecture supplémentaire <3
J’espère que vous apprécié la lecture de cette newsletter. Si c’est le cas, n’hésitez pas à la recommander à un·e ami·e et à vous abonner si ce n’est pas déjà fait.
A bientôt !
Louise
J'ai beaucoup aimé cet article ! Je pense que le sujet du doute est rarement aussi méticuleusement exploré dans le contexte des relations amoureuses; c'est tellement intime, on est toujours en recherche d'évidences et peu aidés car bombardés de concepts contradictoires entre "love is a choice" et "finding the one"
Hello Louise ! J'ai enfin rattrapé les 13 newsletters car découverte tardive. Merci mille fois pour ces jolies réflexions que tu as semé dans mon esprit et tes précieuses reco qui élargissent toujours un peu plus mon horizon :). Vivement la suite 💜
Gabrielle