Je m’appelle Louise, j’ai 25 ans et je vis à Paris. Dans cette newsletter, une sorte d’essai à la fois intime et documenté, j’essaye de comprendre des choses sur moi et le monde qui nous entoure. Bonne lecture !!
Coucou tout le monde !!
J’espère que vous allez bien !
Bon, il m’aura suffi d’une semaine pour me rendre compte que l’objectif d’une newsletter par semaine n’était pas réaliste. Ce sera donc toutes les deux semaines !! Normalement le dimanche, sauf quand elle n’est pas tout à fait prête le dimanche.
Cela va bientôt faire 9 ans que j’ai un compte Instagram, et j’ai toujours ressenti un mélange de fascination et de détestation pour la plateforme. Comme l’écrit la journaliste Haley Nahman dans la super édition What’s up with Instagram ? de sa newsletter : “The toxicity of Instagram is common knowledge. Nearly everyone I know on the app at least partially loathes it.” J’y ai malgré tout été active pendant des années. Jusqu’à cet été, où je crois que j’ai fait une vraie overdose. Depuis, hormis quelques posts et stories par-ci par-là, je publie beaucoup moins. Il m’arrive bien de commencer une sélection de photos en vue d’un post, mais je me sens vite envahie d’une lassitude. A quoi bon ? Pour quoi faire ? Au fond, je n’en sais rien.
Il y a plusieurs raisons de se méfier d’Instagram, et plus largement de toutes les plateformes dont le business model repose sur la captation de notre attention et l’exploitation de nos données. Moi, j’avais surtout envie de vous parler d’image de soi et des récits qu’on alimente à propos de soi en ligne. J’ajoute que je vous parle d’Instagram parce que c’est le réseau social que je connais, mais je pense que le raisonnement peut s’appliquer à d’autres réseaux sociaux.
Instagram et la “performance de soi”
Parler de l’esprit de performance inhérent à Instagram peut presque paraître désuet, tant le sujet a été mis sur la table. Et puis, on pourrait penser qu’Instagram n’est plus ce réseau colportant les standards irréalistes des débuts !
En effet, en réaction à la perfection lisse et à l’inauthenticité des contenus publiés dans les premières années du réseau, il est indéniable que les normes de publication se sont transformées. L’apparition d’expressions comme “Instagram vs réalité” ou de hashtags comme #nofilter en légende de nombreux contenus ont exprimé un besoin d’authenticité sur cette plateforme réputée pour encourager la comparaison et l’apparition de complexes, et miner la santé mentale de ses utilisateurs. Une demande d’authenticité qui dépasse d’ailleurs le cadre d’Instagram (cf les documentaires intimistes sur les stars).
Dans son super article Who would Tavi Gevinson be without Instagram ?, la comédienne, écrivaine et ancienne blogueuse américaine Tavi Gevinson décrit cette évolution :
Aspirational photos did better a few years ago, but now users crave posts that seem to be behind-the-scenes. Forbes and a handful of social-media-marketing websites echo that appetites are changing. People are sick of unrealistic lifestyles and picture-perfect aesthetics, they say. The next era of Instagram is all about the “relatable influencer,” with trends like #nomakeup, #nofilter, #mentalhealth, #bodyimage, and “Instagram vs. Reality” memes.
Cette quête de “vrai” dépasse la relation des stars et des influenceurs à leur communauté. Sur nos comptes “pro-persos”, on a tenté d’introduire du naturel, du spontané, du décalé, du mystère, du bizarre, du subversif, du vulnérable, de l’authentique. Sur Instagram sont apparus ces “photo dumps” décalés et intimistes, associant à des selfies de mines blasées, voire de visages baignés de larmes, des photos de tartines à la confiture, de joli désordre, d’extraits de livres et des captures d’écran de mails ou de textos tour à tour deep ou rigolos - le tout subtilement parsemé de photos “waouh !" et accompagné de légendes souvent décalées ou énigmatiques.
Instagram est-il pour autant plus authentique ? N’a-t-on pas tenté de glisser du non performatif sur Instagram pour mieux y performer ? Ces compositions souvent soigneusement travaillées me semblent juste véhiculer une nouvelle idée du cool et du hype. Et si j’ai parfois plaisir à découvrir certaines compositions non dénuées d’esthétique et d’humour, elles peuvent aussi me mettre un peu mal à l’aise : sans sous-texte, ces suites d’images ne comportent pas le dévoilement et la sincérité qu’elles laissent présager.
Bien sûr, dans le rayon “vrai & authentique”, on trouve aussi des publications qui contribuent à créer des discussions et à libérer la parole sur certains sujets, de la réalité de la dépression post-partum au quotidien épuisant des internes aux urgences. Si je perçois certaines prises de parole comme opportunistes, de nombreuses publications me semblent servir une prise de conscience, une cause ou une mobilisation qui dépassent le nombril de la personne qui a lancé la discussion - et c’est peut-être ce qu’il y a de plus beau et de plus utile sur les réseaux sociaux. Quand la motivation de la personne n’est pas juste de percer sur Insta, ça se sent.
Mais au-delà de ces cas de figure, peut-on vraiment ne pas chercher à “performer” sur une plateforme où l’individu occupe une place aussi centrale, à l’inverse des vieux forums où les profils sont anonymes ? Peut-on s’exprimer de façon tout à fait authentique et désintéressée lorsque les likes et les commentaires évaluent nos interventions en permanence ?
Haley Nahman se pose la question dans son texte :
When I say social platforms, I mean those organized around personal, expressive accounts, versus anonymous forums dedicated to niche topics like My Little Pony or chronic pain. I think the distinction is important, because there’s something inherently performative about building a profile, sharing a selection of photos and videos you’ve taken, and getting paid in likes and views.
We may have originally conceived of our roles as real people sharing parts of our real lives, but we’ve over time become entertainers, performing ourselves (or some version of ourselves) for digital claps.
Il me semble que ma défiance générale vis-à-vis d’Instagram et ma facilité à juger les contenus qui y sont partagés viennent du fait que la plateforme reste, et restera probablement toujours un outil dédié à la promotion de soi.
Pour ma part, cette envie de “performer” et la perspective du jugement des autres y biaisent mon comportement à un degré qui m’échappe. Je ne pourrais dire à quel point j’ai été “fake” sur Instagram, ni à quel point les autres le sont. Il m’est arrivé d’y être sincère (en sachant que ma motivation inconsciente pouvait être de récolter ces “digital claps”) comme de supprimer des publications au bout de 10 minutes, paniquée, parce qu’elles n’avaient pas reçu assez de likes. Sur Instagram, un peu comme quand je prend un verre avec quelqu’un à qui j’ai envie de plaire et que j’ai du mal à cerner, je ne montre qu’une version consensuelle de moi-même - pour plaire, ou ne pas déplaire. Je suis déjà sensible au regard des autres, alors une masse de 500, 1000, 1500 “autres”… Comment ne pas voir dans leurs réactions des vérités statistiques ?
Dans son article, Tavi Gevinson, devenue célèbre à 12 ans avec son blog Style Rookie, se pose la question de l’impact qu’Instagram a eu sur elle :
With Instagram, self-defining and self-worth-measuring spilled over into the rest of the day, eventually becoming my default mode. Rather than some tamped-down impulse, my ability to control how I was seen, to know what to say (and when, and how), was maybe never switched off but an instinct like any other, dovetailing with the many conscious and unconscious decisions that made up all my acts of self-expression.
Somewhere along the line, I think I came to see my shareable self as the authentic one and buried any tendencies that might threaten her likability so deep down I forgot they even existed. (…) After countless adventures through the black hole, my propensity to share, perform, and entertain has melded with a desire far more cynical: to be liked, quantifiably, for an idealized version of myself.
Le risque à passer beaucoup de temps sur Instagram est de développer une hyper-vigilance au regard des autres et de se construire une image de soi idéalisée qui ne correspond pas vraiment à qui l’on est.
Le psychologue Carl Rogers, l’un des fondateurs de la psychologie humaniste, distinguait le soi "réel" et le soi "idéal". Selon lui, le soi réel représente notre nature véritable et ce n'est que lorsque ce soi n'est pas en phase avec les attentes des autres à notre égard (nos parents, nos pairs, etc) que nous développons un soi "idéal", c'est-à-dire la personne que nous aimerions être. Selon Rogers, notre perception de l'écart entre le soi réel et le soi idéal donne un indice de notre bien-être général. Lorsque l'écart est important, nous vivons ce qu'il appelle "l'incongruence", une dissonance qui conduit à ressentir un certain mal-être. Tout ça pour dire que la construction d’un “soi” idéalisé en ligne ne nous apaise pas forcément, au contraire.
Le risque est de finir par refouler tout ce qui chez soi nous semble moche, repoussant, immoral, et finir par croire soi-même à ce récit de soi lisse et factice. Au risque de ne plus savoir vraiment qui on est, voire de devenir “un vrai gros con” parce qu’on est persuadé d’être cette personne parfaite et irréprochable - je pense à la transformation abominable de Blanche Gardin dans son faux-documentaire La Meilleure Version de moi-même. Au fur et à mesure de sa quête de bienveillance, de douceur et de vertu, sur laquelle elle s’exprime en live sur Instagram, on voit l’humoriste devenir odieuse, égoïste, tyrannique et narcissique.
Ce que cache ce “narcissisme ambiant”
Dans son émission Le code a changé, le journaliste Xavier de La Porte commence l’épisode Comment peut-on aimer Instagram par ce petit coup de gueule :
Je déteste Instagram. Bon, dit comme ça, c’est un peu expéditif. Mais ce que provoque Instagram chez moi va au-delà du désintérêt. Quelque chose m’y énerve profondément. Je crois que ça a à voir avec ce qu’Instagram suppose une mise en scène de soi - toujours. Même les comptes où les gens photographient d’autres gens, parlent d’autre chose que d’eux, ou jouent à se montrer tels qu’ils sont - même là, je ne peux pas m’empêcher de voir des stratégies de mise en valeur de soi. J’ai l’impression que le monde et le réel n’existent pas vraiment dans Instagram : ils sont toujours comme recouverts par le moi dégoulinant de celui qui poste.
Ça me parle. Malgré le fait que cette critique du narcissisme contemporain, répétée à tord et à travers, sonne parfois comme un jugement moral froid, méprisant et dénué de curiosité - voire un peu réac - je crois que je suis moi aussi un peu écoeurée par cette omniprésente “mise en valeur de soi”. En même temps, cette critique me semble un peu rapide et facile. Qu’est-ce que cache ce prétendu “narcissisme”, dont on parle comme le mal du 21ème siècle ?
S’il est difficile de nommer et quantifier les raisons de poster sur les réseaux sociaux avec certitude, il me semble que pas mal de mes publications ont été motivées, au fond, par l’envie d’exister ou son envers, la peur d’être oubliée. D’ailleurs, dans son article Going Viral, le journaliste Max Read résume bien les choses :
The main purpose of social media is to call attention to yourself.
Ce malaise que je ressens parfois sur Instagram, que j’y m’y sois connectée pour poster ou regarder les publications des autres, il est peut-être lié à ce besoin d’affirmation de soi et de reconnaissance que l’on peut y sentir. Dans cet épisode de l’émission Les Chemins de la philosophie, la psychanalyste Clothilde Leguil tente d’expliquer la mode du selfie, devenu un symbole de ce “narcissisme contemporain” :
J’interprète la mode du selfie comme une tentative d’essayer de continuer à affirmer sa singularité dans une époque où chacun est pris par l’uniformisation du monde, la globalisation, la quantification… Qu’est-ce qu’il reste au sujet contemporain pour s’affirmer dans sa différence ? Peut-être le narcissisme, dans un besoin de se faire reconnaître de l’autre.
Dans un épisode Psychanalyse du web de l’émission Le Code a changé, Clothilde Leguil dit aussi :
Cette logique narcissique, elle est aussi source d'agressivité, de rivalité, de mise en concurrence des individus les uns avec les autres. Ce qui est montré dans cette exhibition de la vie, c'est à quel point on jouit de la vie, on est heureux et à quel point on n'est pas concerné par le manque.
Sur Instagram, pour compliquer la chose, on est encouragé à exprimer notre “singularité” dans toutes ses dimensions, à l’inverse d’un Linkedin qui reste cantonné à l’aspect professionnel. De son côté, Haley Nahman se demande si on aurait pas intérêt à abandonner l’idée de révéler son “soi authentique” en ligne.
Imagine what these spaces might feel like if our obsession with authenticity dropped, and our understanding of Instagram—or any social media platform—as a reflection of our beliefs, lives, personalities, and thoughts dissolved altogether.
Maybe then the point of posting would not be to call attention to ourselves, but to call attention to something else—perhaps an aspect of our interests more attuned to the medium. What if we understood we could never know or be known through posting? Might we feel less pressure? Expect less of other people?
D’ailleurs, les comptes qui me plaisent le plus servent en général un objectif précis, et autre que la simple mise en avant d’une personne. Par exemple, j’aime le contenu sur l’art de Margaux Brugvin, les tutos ménage de Bruno Gin, les supers recettes de La Petite Cheffe Mumu, les belles légendes de Nicolas Mathieu, les vidéos satiriques de Lison Daniel, les infographies illustrées de Mona Chalabi et les plongeons spectaculaires de Laura Marino.
Ces comptes Instagram ont des objets précis et assumés, à but pédagogique ou divertissant, tout en étant incarnés et singuliers (D’ailleurs, le psychanalyste français Lacan distinguait apparemment le “je” de notre subjectivité et ce “moi” qui correspond au stade narcissique). Les auteurs et autrices de ces comptes ne s’étendent pas sur leur vie privée, ne prétendent pas exprimer toutes les facettes de leur personnalité sur Instagram et ne tombent pas dans cet esprit “vis ma vie” sans ligne éditoriale qui peut parfois frôler l’égo-trip (encore une fois, quand ça permet de découvrir des trucs inédits ou d’accéder à des behind-the-scenes auxquels on a pas accès d’habitude, c’est différent). Quelque part, ces comptes me semblent plus “authentiques” que les comptes qui font l’apologie de l’authenticité, peut-être parce qu’ils ont accepté qu’Instagram n’était pas forcément le bon endroit pour révéler l’humanité et la profondeur de leur personne. N’ayant pas succombé à l’appel du clic, de la mise en scène de soi et de l’étalage de la vie privée, ils me semblent avoir fait le choix de l’honnêteté et de l’exigence.
J’ai parfois été flattée par les échos que certains de mes posts plus personnels ont rencontré, mais l’égo boost que j’ai ressenti à la vue des likes, des partages et des abonnements m’a aussi mise mal à l’aise. Je me demande comment font les gens très suivis pour ne pas devenir complètement mégalos ! La satisfaction que je tire de vos retours sur mes newsletters me semble plus saine - parce que je suis lucide sur la quantité de travail qu’elles représentent, parce que j’en suis moins le sujet que dans des posts où je parle plus de moi, et parce que ces retours et les statistiques concernant ces newsletters restent privés.
La société du spectacle
Tout cela s’inscrit dans une époque où l’image est devenue centrale au point de représenter une forme de réalité - on connait tous la formule “fake it until you make it !”. Les coachs parlent aussi du pouvoir de la “visualisation” et de l’importance de la confiance en soi. Quelque part, on est peut-être tous un peu habités par la conviction que l’image que l’on projette aux autres peut devenir la réalité.
Dans cet autre article de sa newsletter, Haley Nahman cite le philosophe français Guy Debord et son essai La société du spectacle, paru en 1967.
Today, we actually tend to consider representations more real, or more meaningful, than the subjects they represent, like how a person is more legitimate if they have a web presence, or an event is more legitimate if it’s photographed or recorded. (…)
As Guy Debord put it in The Society of the Spectacle: “Just as early industrial capitalism moved the focus of existence from being to having, post-industrial culture has moved that focus from having to appearing.”
Dans une société qui attribue donc beaucoup d’importance et de légitimité aux images et aux apparences, je me demande si le récit un peu narcissique et sur-contrôlé qu’on fait de soi en ligne n’a pas pour objectif de se rassurer sur sa propre valeur dans une société qui d’autre part, met beaucoup de pression sur l’individu.
Le sujet du contrôle de notre image et des apparences dépasse bien sûr le cadre d’Instagram et des réseaux sociaux - même si ces derniers sont de fabuleux outils de mise en scène de soi. Dans une ère pré-Instagram, je pense au personnage d’Annette Bening dans le film American Beauty, sorti en 1999, dont l’intrigue se situe dans une société américaine individualiste et empreinte d’injonctions à la réussite et au positive thinking. Dans la première scène, on voit Annette Bening se réveiller un matin et répéter “I will sell this house today” comme un mantra. Malgré un mariage qui se disloque, une ado mutique et un boulot ingrat, on comprend vite que son obsession est de maintenir les apparences. Instagram aurait existé, elle aurait probablement alimenté son compte avec un soin méticuleux, à coups de photos de famille et de roses bien taillées, pour entretenir son image de parfaite working girl et mère de famille.
Dans l’édition You do not need to sell this life today de sa newsletter Culture Study, la journaliste américaine Ann Helen Peterson parle avec justesse du subtil contrôle esthétique qu’on opère sur Instagram pour se donner une contenance :
I think most of us can sense the moments when an experience — whether parenting, a wedding, a hike, even a meal — has been aestheticized in this way. It feels like all the blood has been drained from the image, even if the actual saturation has been cranked up.
Sometimes you get this feeling from a turn of a head in an image, a certain style of caption, a particular emoji or hashtag. It’s something that makes the moment feel like this person’s version of I Will Sell This Life Today. Because if they can sell it to whoever in their world is scrolling through Instagram, maybe they can avoid the thought that given the choice, they’d never buy it themselves.
Mais le contrôle des apparences et de notre image, cette contenance qu’on se fabrique en ligne, tout ça nous sauve-t-il de la solitude, de la tristesse, des angoisses, de la peur de l’échec, de l’échec lui-même ? Selon Ann Helen Peterson, ce “contrôle esthétique” est au mieux divertissant et ne peut nous sauver d’aucune forme de détresse :
Listen, I’m not saying aesthetics aren’t fun. But when they’re a response, in one way or another, to a much larger sadnesses — they simply cannot save us.
C’est banal, mais j’ajoute qu’en plus de ne me sauver de rien du tout, la perspective de la représentation et de la communication, qui crée cette charge mentale du post Instagram à venir, m’éloigne de ce qui sauve tout : l’ancrage dans la vie, le moment présent, la magie de la connexion aux autres.
Dans cet article de Philosophie Magazine, François Morel cite lui aussi l’essai de Guy Debord :
« Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation. » Il y a de la mélancolie dans cette phrase de Guy Debord, de la tristesse, de la désolation. La vraie vie est absente. Sans doute Arthur (Rimbaud) ! Mais en plus, quand elle pourrait surgir, inattendue, joyeuse, inopinée, on la met à distance, derrière l’œil froid d’une caméra, d’un appareil photo, d’un téléphone portable. (…)
Et encore, Debord n’a pas eu le temps de connaître l’arrivée du selfie. Le selfie, on met le présent au chaud, on l’ouvrira ailleurs, plus tard, bientôt, demain, jamais… Comme si le moment présent devait toujours être repoussé, retardé, différé, négligé.
La charge mentale de la communication me coupe un petit peu de la vie et des autres. Les réseaux sociaux peuvent nous permettre d’échanger et de faire des rencontres, mais aussi nous amener à négliger le moment présent et nos relations : trop accaparés à checker nos notifications ou à prendre des photos “pour après”, on tend à moins profiter des moments intimes, rares, privilégiés avec les gens. Le second risque, moins évident mais réel, c’est de faire de la vie et de nos relations des faire-valoir, comme c’est le cas de Yaya et Carl, couple de mannequins-influenceurs dans le film Sans Filtres.
C’est d’ailleurs un sujet qui m’intrigue, même s’il est évident qu’il doit exister des relations profondes et sincères entre des célébrités et des figures publiques. Peut-on faire de son couple un sujet de communication, voire une marque, sans risquer d’abîmer la relation ? Peut-on afficher une relation sans souffrir de la dissonance qui risque de se créer entre l’image et la réalité ? Peut-on faire de sa famille un business sans y insuffler une pression à l’épanouissement et à la réussite ?
J’ai trouvé hyper intéressante cette édition de la newsletter Mothers Under The Influence qui parle des “mumfluencers” et interroge la narration familiale de croissance et de progrès que doivent mettre en place la majorité des mères influenceuses pour obtenir des partenariats.
For momfluencers to be successful in their brand partnerships, part of what they need to do is maintain a narrative that everything’s moving forward, ever-improving, ever-renewing. (…) When you link your representations of family to a logic of capitalist progress, you are applying a teleology of ongoing upward growth to your lives. What might this mean?
Among the momfluencers, what’s taken for granted behind every post is an idea that families can and should expect ongoing forward progress in all areas : upward class mobility, personal growth, adventure, and opportunities.
Bon, c’est un peu facile de juger les stars et les influenceuses : la vérité, c’est que mes intentions lorsque je partage des photos d’amis en story sont un peu floues. A la joie innocente de partager des photos des gens qu’on aime, s’entremêle toujours un petit plaisir à nourrir une image de personne entourée et aimée. Ça me rappelle le collège et ces soirées pyjama chez des filles avec qui je ne partageais aucune réelle complicité. Pour justifier ce temps passé à ne pas s’amuser ensemble, il n’y avait que le plaisir narcissique de se photographier et poster un album photo sur Facebook, surtout lorsqu’il s’agissait d’une fille populaire avec qui m’afficher pourrait participer à mon ascension sociale au collège. Je ne suis plus une ado opportuniste et assoiffée de popularité, mais il m’est arrivé de me sentir un peu utilitariste, notamment à des moments où j’ai publié des photos d’amis proches en “public”, même s’il n’y a rien de dramatique - d’ailleurs, je ne suis pas sûre qu’on puisse tout à fait s’émanciper du besoin un peu primaire de montrer qu’on s’inscrit dans des liens et des groupes.
Le pire, c’est peut-être quand l’entretien de notre image en ligne commence à influencer la manière de vivre sa vie privée. Et, même si je n’en suis pas là, il me semble que supprimer la possibilité du “spectacle”, de l’exhibition, est la technique la plus efficace pour rester authentique dans sa vie. De mon côté, je peux au moins décider de ne pas mêler certains pans de ma vie privée à mon image en ligne. Ou me poser la question : si personne ne pouvait avoir connaissance de cette amitié-là, est-ce qu’elle vaudrait quand même le coup ? Quelle activité m’est agréable au point que je n’ai jamais besoin de l’afficher ? L’année dernière, il n’y avait plus que l’étape du partage sur Instagram pour me motiver à terminer un dessin.
Bref…
Ce que vous raconte vous paraît peut-être complètement évident. Comme m’a écrit ma mère après l’avoir lue tout à l’heure : “Sur le fond, en tant que non membre de cette communauté, ce que tu dénonces me paraît assez évident. Pour moi Instagram c’est pour faire de l’argent ou à minima augmenter son pouvoir d’influence et in fine accroître ses revenus. Y voir ou en attendre autre chose me paraît naïf.” Peut-être. Mais de mon côté, une piqûre de rappel s’imposait.
Sans tout incomber à Instagram, je ne me suis jamais sentie aussi anxieuse, vulnérable et tourmentée que dans les périodes où j’ai pris ce réseau très au premier degré et essayé, le nez dans les “bonnes pratiques” et les statistiques de mon compte, d’y être non seulement active et régulière, mais de faire en sorte que mon activité reflète “qui j’étais vraiment” - et cela en essayant de me montrer sous un jour positif et de me mettre en valeur. Pendant des années, j’ai été attirée comme par du miel par cette possibilité de me raconter en ligne, via des photos, des textes et des partages. Paradoxalement, je ne me sens jamais aussi bien que lorsque je m’oublie et que j’oublie l’image que je projette. Or sur Instagram, il est difficile de s’oublier.
Certains se demandent si la plateforme n’est pas en train de mourir à petits feux. Pour expliquer ce déclin, on pointe du doigt son effet nocif avéré pour la santé mentale. D’ailleurs, pas mal de stars ont pris leurs distances avec Instagram précisément pour cette raison, de Selena Gomez qui a fait une pause en 2017, à l’acteur Tom Holland qui a fait une pause en août, en passant par l’actrice Millie Bobby Brown dont les réseaux sociaux sont gérés par un tierce.
Pour ma part, je n’ai pas l’intention de supprimer mon compte. J’ai envie de continuer à bénéficier des fonctionnalités gratuites et sans équivalents d’Instagram, de voir les nouvelles que mes amis publient sur leurs comptes privés (moi qui ai longtemps pensé que je n’étais pas sur Instagram pour ça, c’est ce que je préfère aujourd’hui), de suivre les gens dont les projets et l’opinion m’intéressent, et moi-même donner de mes nouvelles de temps en temps - sans enjeux, sans prise de tête, sans pression d’authenticité. Et surtout, sans jamais faire passer les réseaux sociaux avant la vraie vie et les vrais gens. Parce que c’est ça, “le nerf de la guerre”.
Samedi matin, au réveil, je me suis sentie un peu seule et triste - je savais que je devais travailler sur cette newsletter et je n’avais rien prévu du week-end. Premier réflexe pour me distraire de cette désagréable sensation de vide qui montait, je me suis retrouvée à scroller le feed Instagram, non sans juger abondamment tout ce que j’y voyais. Au bout d’un moment, écoeurée, j’ai fini par fermer l’application et j’ai envoyé un texto à des copains. “Vous êtes chez vous cet aprem ? Je cherche un endroit où travailler !!” 45 minutes plus tard, je rédigeais cette newsletter chez eux, apaisée par le bruit de fond de mes amis qui bricolaient dans la pièce voisine, tout à fait indifférente au chant de sirène d’Instagram.
C’est la fin de cette newsletter. J’espère qu’elle vous a plu !! Comme d’habitude, n’hésitez pas à m’envoyer un message, par mail ou sur Instagram, ou à commenter ce post pour me partager votre ressenti. Même si je n’ai plus toujours le temps de vous répondre, lire vos réactions me fait super plaisir.
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Je vous laisse méditer sur ce passage d’Une Chambre à Soi 😉
La très grande activité intellectuelle que manifestèrent les femmes dans la dernière partie du XVIIIe siècle - causeries, réunions, essais sur Shakespeare, traductions des classiques - était justifiée par le fait indiscutable qu'elles pouvaient gagner de l'argent en écrivant.
Voilà, c’est fini pour aujourd’hui !!
Merci beaucoup à Pierre pour sa relecture attentive et ses conseils avisés.
J’espère que vous apprécié la lecture de cette newsletter. Si c’est le cas, n’hésitez pas à la recommander à un·e ami·e et à vous abonner si ce n’est pas déjà fait.
A bientôt !
Louise
Bonjour,
Je suis assez impressionné par la densité de cet article.
Sur les réseaux sociaux, le feedback en j'aime et en commentaire positif déçoit trop souvent.
On est là frustré, à établir des statistiques sur pourquoi notre dernière publication a reçu beaucoup moins de j'aime que la précédente.
Donc par peur de déplaire, on va rester très consensuel. Voire même, on ne pas postera pas, comme si on n'avait pas cette légitimité que les comptes influents auraient.
Dans la famille réseaux sociaux, je demande Quora. On y est valorisé pour la richesse de nos posts et la narration de nos anecdotes rigolotes et originales. Cela peut faire plus rêver tout en restant proche du réel.
c'est intéressant, ce point de la "singularité". Je crois en revanche que ce qui fait qu'on adhère à certains comptes a sans doute beaucoup à voir avec une forme de sincérité, des comptes qui ne réinventent pas toujours la roue mais qui vont taper droit au coeur. Je crois me rappeler que l'une des premières "curatrices" chez Instagram utilisait souvent l'expression "when you are the camera" plutôt que d'être uniquement le sujet de l'appareil.
Merci pour cette belle mise en perspective !