Je m’appelle Louise, j’ai 26 ans et je vis à Paris. Dans cette newsletter, une sorte d’essai à la fois intime et documenté, j’essaye de comprendre des choses sur moi et le monde qui nous entoure. Bonne lecture !!
Coucou tout le monde !
J’espère que vous allez bien !! Je vous écris de Paris et ce soir je vous parle de travail et d’orientation.
De mes 18 à mes 25 ans, je me suis beaucoup cherchée. Ces années ont été ponctuées d’essais et de bifurcations, tant sur des routes très balisées que de petits sentiers solitaires et caillouteux. Étudiante en école de commerce, je me suis imaginée marchande d’art, illustratrice, tatoueuse, comédienne, psychologue et podcasteuse. Même si ils restaient un luxe (notamment permises par le fait que mes parents m’ont payé mon école de commerce), ces questionnements étaient alourdis par la peur que j’avais de ne jamais me réaliser professionnellement.
Si il n’y a pas si longtemps, toute question du genre “tu fais quoi dans la vie ?” me faisait encore perdre mes moyens, j’ai depuis trouvé une activité où je me sens à ma place. Rien n’est parfait, il y a des jours avec et des jours sans, je ne ferais peut-être pas ça toute ma vie, mais cela fait presque 2 ans que j’écris et je n’ai toujours pas eu envie de tout plaquer !!
J’ai donc eu envie de me retourner sur mon passé afin de mieux comprendre les schémas et décisions qui m’ont parfois menée à des expériences qui ne me comblaient pas. J’ai aussi essayé d’exprimer comment j’avais vécu ces années-là.
Très bonne lecture !!
“Voie royale” et besoin de reconnaissance
Déplaire, décevoir, poser problème m’a toujours affectée. Et pour éviter les émotions désagréables de honte et de tristesse que je peux ressentir lorsque cela se produit, j’ai tendance à essayer de coller aux attentes de mon entourage. Il est certain que cette quête de validation, qui révèle au fond un besoin d’être aimé, a joué sur mes choix d’orientation.
Au collège puis au lycée, j’ai fait partie de ces élèves à la fois scolaires et sérieux à qui on disait qu’ils pourraient “tout faire”. Une bonne nouvelle qui m’a moins amenée à aller vers ce qui me plaisait qu’à tenter de cocher toutes les cases de la “bonne élève”. Au lieu de m’éclater en option arts plastiques, je me suis ennuyée à mourir en option latin jusqu’en terminale - ironie du sort, j’ai plutôt raté mon oral de latin. Au lycée, mes parents ont commencé à me parler de la prépa - la fameuse “voie royale” - et j’ai fait ma terminale dans un lycée qui encourageait les élèves vers cette voie. J’étais un peu mitigée, mais j’ai raté l’oral de Sciences Po et en septembre 2014, je rentrais en prépa à Versailles.
Je ne regrette pas le choix de la prépa, mais bien celui d’être partie en filière économique. J’adorais le français, la philo, les langues et l’histoire de l’art, mais je n’ai pas osé faire une prépa littéraire. Avec une docilité extraordinaire, je me suis laissée influencer par les conseils bien intentionnés mais datés des copains de mes parents : “si tu n’écris pas déjà tous les jours, ça ne sert à rien de partir en hypokhâgne !” ; “il faut que tu sois prête à devenir prof !” La veille de la saisie des vœux sur APB, tétanisée à l’idée de ne pas faire le choix le plus stratégique et de me mettre des bâtons dans les roues pour les concours 2 ans plus tard, j’ai mis les prépas éco en premier choix. J’avais aussi peur de me retrouver avec de brillants littéraires et de me rendre compte que je n’étais pas si forte que ça dans mes matières préférées. Inconsciemment, j’ai peut-être cherché à éviter cette blessure narcissique et rester sur le souvenir de mes supers notes au Bac de français.
Tout ça pour passer deux ans à bâcler mes matières principales, dessiner dans les coins des articles de The Economist et faire des crises existentielles en DS de maths. Une fois de plus, ma peur de rater et de décevoir m’empêchait d’écouter mes envies et de m’épanouir, et peut-être aussi de m’investir complètement et de “briller” dans mes activités. Mon envie d'avoir une bonne école m’a malgré tout fait bosser, mais j’ai dû déployer beaucoup de volonté - ressource qui n’est jamais aussi puissante qu’un intérêt authentique.
Deux ans plus tard, je rentre en école de commerce. Je ne me suis rarement sentie aussi légère et insouciante qu’en première année d’école. D'abord, il y a le soulagement d'avoir réussi les concours. J’ai eu une « parisienne », mes parents sont fiers de moi et scolairement, j'ai le sentiment que je n'ai plus rien à prouver. Le beau campus en plein cœur de Paris, les discours flatteurs du corps enseignant, les visites de PDG et de chefs de partis politiques qui se déplacent aux conférences des étudiants... Tout est là pour prendre un peu la confiance. Au-delà du fait que c’est un peu la colo et que je m’amuse beaucoup, mon besoin de validation est apaisé pour un temps.
Mais passées l'ivresse et l'assurance des premiers mois, l’angoisse a pointé le bout de son nez. “Après une école de commerce, tu pourras tout faire” m'avait dit mon père. J’avais enregistré l’info sans trop me poser de questions. Mais alors que je découvre un monde corporate qui me laisse de marbre et des cours qui m’ennuient à mourir, je comprends que j'ai été naïve. Pendant 4 ans, je fais tout à l’arrache et je me sens complètement passager clandestin. Je me revois aux forums d’entreprise et aux « ateliers CV », affichant un détachement sûrement un peu insolent, un air de « tout ça ne me concerne pas ».
Au fond, me sentir aussi décalée m’angoissait un peu. J'essayais de m’imaginer quelque part, peut-être dans la branche marketing d'une grande entreprise, sans y croire. Je n’arrivais à me projeter dans aucune voie classique post école de commerce. Les récits des anciens élèves rencontrés en classe ne m’inspiraient pas et j’avais l’impression de m’être retrouvée à un carrefour sans trouver ma sortie. J'ai mis les questions d’orientation sous le tapis, mais plus le temps passait, plus j’appréhendais la fin de mes études et ce moment où je devrais me confronter à la vraie vie et au marché du travail.
À l’époque, je suivais le blog de la réalisatrice Mai Hua et je me rappelle m’être un peu reconnue dans son post Future ex-perfectionniste, dont voici un extrait :
Comme beaucoup de petites filles, j’ai grandi dans l’idée que je devais être parfaite. Mais correspondre à ce que l’on attend de nous (être belle, intelligente, drôle, modeste, ou même allez, imparfaite… les codes évoluent) est un piège à plusieurs titres :
Je me suis construite comme une coquille parfaite, mais vide. Évidemment que je n’étais pas vide mais il m’a fallu 30 ans pour comprendre et aller voir ce qu’il y avait « dedans ». Passer mon temps à plaire était mon sport préféré. Et j’y performais incroyablement bien (oui sinon ça marche pas hein). Je ne pouvais donc investir que les champs où je performais (l’école, mon look). Impossible de lire car je me trouvais trop lente, impossible de chanter car on m’a dit que ça sonnait faux, etc.
Je pensais qu’être performante était être « aimable ». (…) À 28 ans, j’étais donc mariée avec un homme que j’aimais, intelligent, brillant, magnifique, j’étais belle, gentille, serviable, enceinte, j’avais des diplômes, et étais même suffisamment libre pour être partie de chez L’Oréal et reprendre des études - qui plus est créatives. Tout était parfait. (…) J’étais aussi comblée parce qu’il s’agissait aussi, inconsciemment toujours, d’une série de performances qui me rendrait « objectivement aimable ». C’est là que je parle à la petite fille que vous n’arrivez peut être pas à laisser derrière vous : le désir de perfection est au fond un désir d’être aimé.
Je crois que comme Mai Hua, j’ai longtemps été mue par ce désir de perfection et de validation, jusqu’au moment où j’ai réalisé que j’avais suivi un mode d’emploi désincarné et que l’avenir vers lequel ces études-là m’amenaient ne disaient rien de qui j’étais. Claire Marin décrit très bien cette impression de se retrouver sur les rails d’une vie qui n’est pas vraiment la notre :
Si trouver sa place n’est rien d’autre que suivre le mode d’emploi d’une vie déjà entièrement rédigé, celle-ci n’est plus rassurante mais au contraire invivable, dans la mesure où l’expression de toute singularité semble par avance niée.
Dans ce jeu de l’oie, les pions sont interchangeables. Un autre étudiant prendra la place qui aurait été la mienne dans le classement de ce concours, épousera la femme que j’aurais rencontrée lors de ces études, habitera le pavillon de banlieue qui aurait pu être le mien. Dans ces parcours archétypaux, le sujet disparaît dans une trajectoire sociale trop prévisible.
Comme ces choix n’étaient pas vraiment les miens, j’en ai voulu à la terre entière. Enfin, surtout à mes parents, et plus vaguement à mon milieu et mon lycée. Ce qui n’était ni constructif, ni de bonne foi : rétrospectivement, je ne regrette pas ces études qui m’ont permis de faire de belles expériences et de rencontrer une grande partie de mes amis. Et puis, cette victimisation ne m’avançait pas à grand-chose à part repousser le moment où je prendrais les rênes de ma vie ! Comme le dit J.K. Rowling avec justesse dans son célèbre Harvard speech :
There is an expiry date on blaming your parents for steering you in the wrong direction.
Fantasmes et mauvaise foi
S’il peut conduire vers des schémas de réussite très conventionnels, le besoin de validation peut motiver toutes sortes de projets, y compris les plus créatifs et singuliers. Après un rejet des métiers auxquels préparait l’école de commerce, j’ai fantasmé des voies artistiques et me suis investie à corps perdu dans des activités qui ne me comblaient pas vraiment.
Je dessinais beaucoup au lycée et en école, peut-être pour donner une direction à ma vie à un moment où j’étais perdue, j’en ai fait un vrai projet. Après un premier stage, je m’y suis consacrée à plein temps pendant quelques mois afin de professionnaliser cette activité : j’ai créé un site et une boutique en ligne, fait réaliser des tirages par un imprimeur d’art, débuté de petites collaborations et organisé une soirée de vernissage. Mais malgré la fierté liée à ces aboutissements, je ne me sentais pas très épanouie et je me rappelle de journées passées en pyjama à faire des allers-retours entre le dessin en cours et la tablette de chocolat de la cuisine, un peu déprimée.
Mais j’étais incapable de m’envisager hors de ce projet qui donnait une forme à mon existence. Dans le déni de ces signaux, j’ai persévéré et dessiné pendant des mois de façon automatique, sans envie ni enthousiasme. Je n’étais pas inspirée, la solitude me pesait et je me sentais étouffée par mon quotidien. J’avais le sentiment de ne pas arriver à m’exprimer, et je me suis progressivement mise à bâcler mes dessins. Seul me motivait le shot de dopamine que me procurait leur partage sur les réseaux sociaux, j’étais donc excessivement déçue si un dessin ne rencontrait pas d’écho. Pendant des mois, j’ai tenté laborieusement de faire vivre un projet à bout de souffle, sans parvenir à lui donner de véritable élan. Si le dessin me permettait d’exprimer ma sensibilité bien réelle à l’esthétique et aux couleurs, au fond, ce n’était pas ma quête.
Si cette étiquette d’artiste à laquelle on m’associait ne me semblait pas complètement juste, elle me flattait et me rassurait : je n’étais plus juste une élève paumée d’école de commerce. Je me suis complue dans ce rôle, en me faisant plus perchée et excentrique que ce que je n’étais en réalité. Bref, je jouais à l’artiste, de la même façon que le garçon de café de Sartre joue à être garçon de café.
Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d’un pas un peu trop vif, il s’incline avec un peu trop d’empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d’imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d’on ne sait quel automate, tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule [...]. Toute sa conduite nous semble un jeu (...) Mais à quoi joue-t-il ? Il ne faut pas l’observer longtemps pour s’en rendre compte : il joue à être garçon de café.
Le fardeau des humains, écrit Sartre dans L’Être et le Néant, serait cette liberté de pouvoir s’inventer - à l’inverse des choses ou des animaux qui sont toujours en adéquation avec eux-mêmes. Selon lui, on se la jouerait “garçon de café”, “artiste”, “consultant”, “médecin”, “prof” pour s’épargner un moment le poids des doutes. C’est peut-être pour ça que j’aime le théâtre : quelque part, il est structurant et reposant de devoir incarner un personnage et ses intentions, que ce soit dans la peau d’un enfant terrible, d’une jeune mariée ou d’une secrétaire psychopathe.
Quand j’ai commencé une formation pro de théâtre, je suis passée par une phase de déni similaire. Un an auparavant, j’avais fais un stage de théâtre en Corse qui s’était révélé super éprouvant, mais j’ai eu envie de retenter, peut-être parce que l’amie avec qui j’avais suivi le stage avait ensuite commencé une formation : cela m’avait fait penser que c’était “le bon truc à faire”. Résultat, j’ai passé 3 mois à fuir la scène, tassée dans les fauteuils du fond des salles de répétition. Je ne prenais pas de plaisir à être sur scène, le groupe me pesait et je ne me suis jamais sentie aussi à ma place que lors d’un exercice d’écriture individuel. Le premier jour, le directeur avait pourtant rappelé que pour être comédien, il fallait “d’abord avoir envie d’aller sur scène !”. Le déni a duré jusqu’à ce que le 2ème confinement me donne une super excuse pour tout arrêter.
Je me suis beaucoup reconnue dans le déni et la persévérance absurde que décrit Sarah Crosetti dans l’épisode L’erreur la plus utile de ma vie de son podcast La Bascule, où elle nous raconte sa reconversion avortée de la finance à l’ébénisterie.
Au bout du troisième stage, une petite voix commence à me dire :“bon, t’es pas derrière un bureau mais est-ce que t’as vraiment envie d’être derrière un établi ?” Il me faut 4 mois pour sortir du déni et accepter que je n’ai ni la patience ni la passion pour passer les 20 prochaines années à restaurer des chaises Louis XVI. J’arrête la formation en cours de route, presque forcée par mes amis : “Mais Sarah pourquoi tu veux faire 6 mois de plus ? Pour le plaisir des choses bien faites ?”
En vérité, rien de ma personnalité n’allait avec le fait de travailler seule dans un atelier, passer des heures sur un objet, travailler manuellement, être patiente - je suis incapable de terminer un puzzle de 15 pièces. Ça a été l’erreur la plus utile de ma vie, car j’ai appris à connaître mes besoins et mes traits de personnalité : moi, je vis pour les rencontres, l’échange, le mouvement permanent.
De même, j’ai trouvé intéressantes les questions qu’elle conseille de se poser afin de ne pas s’embarquer trop vite dans un projet fantasmé :
Suis-je alignée avec ce projet ? Quel est le style de vie dont je rêve ? À quoi va ressembler la réalité du métier ou de l’entreprise que je projette de créer ? Quel va être mon quotidien ? Cela vous évitera peut-être des déconvenues. N’hésitez pas non plus à faire un “vis ma vie” avec quelqu’un qui exerce le métier en question. Si vous voulez lancer un business, n’hésitez pas à faire une version beta pour vous projeter en conditions.
Envie d’expression et sentiment d’illégitimité
Si le théâtre et le dessin se sont avéré des fausses pistes, je restais attirée par les projets créatifs et ressentais un vrai besoin d’expression. Mais j’avais un diplôme d’école de commerce, un gros syndrome de l’imposteur et du mal à rêver. Comme Haley Nahman, devenue journaliste après un début de carrière en RH, j’ai longtemps essayé de trouver un entre-deux.
I didn’t think that I was entitled to a full creative job because I had a business degree, so I was trying to find what that middle ground was.
Aux jurys des écoles de commerce, j’ai raconté que je pensais m’orienter vers le business de l’art. Plus tard, j’ai fais mon premier stage dans un cabinet qui organisait des séminaires et ateliers insolites pour des cadres de grands groupes. On faisait visiter à ces derniers des fermes urbaines et des maker spaces, on leur faisait rencontrer des entrepreneurs, des artistes et des designers. Les intervenants étaient passionnants mais je n’arrivais pas à me projeter dans une activité qui incluait surtout beaucoup de logistique et d’organisation, ni à prendre au sérieux ces formations hors de prix qui ne s’adressaient qu’à une poignée de cadres.
Juste après mes études, j’ai brièvement travaillé pour le compte d’une artiste qui avait besoin d’aide sur la gestion, l’organisation et la communication autour de ses projets. Au départ ravie de travailler dans l’entourage de cette personne et de graviter dans ce milieu créatif, j’ai vite trouvé cette position frustrante. Cette frustration de ne pas dédier mon énergie à mes propres projets s’est aussi fait sentir au moment où j’ai fait un stage au sein du podcast Génération XX, malgré des missions intéressantes et l’estime que j’avais pour sa fondatrice. Enfin, l’année dernière, j’ai travaillé sur un projet de guide Instagram à destination des profils créatifs, et je ne me suis pas sentie tout à fait moi-même dans ce rôle de coach Instagram.
À ce moment-là, je lisais Libérez la créativité, le livre best-seller de Julia Cameron, et je me suis beaucoup reconnue dans ce passage où l’auteure décrit “les artistes fantômes”.
De jeunes artistes timides, qui ajoutent à leurs propres peurs celles de leurs parents, abandonnent souvent leurs rêves ensoleillés de carrières artistiques, s’installant dans le monde crépusculaire des regrets. C’est là, pris entre le rêve d’agir et la peur d’échouer, que naissent les “artistes fantômes”.
Trop intimidés pour devenir artistes eux-mêmes, ayant trop souvent une trop mauvaise image d’eux-mêmes pour simplement reconnaître qu’ils ont un rêve artistique, les artistes fantômes finissent par s’assujettir aux artistes reconnus. Ils gravitent autour de leur tribu légitime et, pourtant, ne peuvent revendiquer leur droit de naissance. Très souvent, c’est l’audace et non le talent, qui fait d’une personne un artiste et d’un autre un artiste fantôme.
Quand j’ai demandé à Aurore, la metteuse en scène de ma troupe, ce qui l’avait poussée à devenir comédienne, celle-ci évoqué cette frustration ressentie quand elle était en stage dans un théâtre et qu’elle voyait des artistes venir passer des auditions pendant qu’elle était coincée derrière un bureau.
Il n’est pas évident de prendre ses velléités de création et d’indépendance au sérieux lorsqu’on a pas de projet précis. Et les éventuelles petites piques, injonctions à rester à sa place et à se faire discret, mises en garde bien intentionnées mais maladroites, ne facilitent pas l’émancipation. “Non mais Louise, tu ne seras jamais artiste !”, m’a dit un jour un copain de mes parents. Si les remarques critiques ou condescendantes me passent au-dessus aujourd’hui, elle m’ont longtemps déstabilisée et fait honte. De quel orgueil, de quelle naïveté j’avais fait preuve ! Dans les moments où je me suis sentie perdue, vulnérable, bloquée dans un entre-deux inconfortable, le livre de Julia Cameron m’a beaucoup apaisée.
Il faut une personnalité très forte et beaucoup de courage pour dire à un parent certes bien intentionné mais dominateur : “Attends une minute ! Je suis aussi artiste !”. Ce parent donnera peut-être une réponse redoutable : “Comment le sais-tu ?” Et bien sûr, l’artiste novice ne sait pas. Il y a juste ce rêve, ce sentiment, ce besoin, ce désir, rarement des preuves concrètes, mais le rêve continue à vivre.
J’ajoute que des schémas genrés peuvent créer ou renforcer ce syndrome de l’imposteur. Écrire m’intimidait, peut-être parce que j’avais intégré que la pensée et le raisonnement étaient l’affaire des hommes. Rien ni personne ne m’en a jamais empêchée (et surtout pas mes parents), mais les modèles féminins me manquaient. Je me suis donc longtemps cantonnée au dessin - mode d’expression que je percevais comme moins intello et moins arrogant - et à des sujets esthétiques et légers avec lesquels je me suis progressivement sentie en dissonance. (J’en ai parlé dans la newsletter #10 : j’adore avoir écrit).
Je me suis reconnue dans le personnage de Charlotte, jeune femme qui accompagne son compagnon photographe à Tokyo dans le film Lost in Translation, réalisé par Sofia Coppola. Elle y fait la rencontre de Bob, un acteur plus âgé qui est là pour un tournage de pub. Une complicité se lie entre eux et elle finit par lui confier ses doutes existentiels : “I just don’t know what I’m supposed to be !”. Mais plus tard, on comprend que cette indécision cache surtout un sentiment d’illégitimité :
I tried to be a writer, but I hate what I write… And I tried taking pictures, but they’re so mediocre, and every girl goes through her photography phase ! You know, like horses ? Like, you take dumb pictures of your feet…
Je me suis aussi reconnue dans ces personnages de femmes qui n’ont pas confiance en elles et craignent de se fondre dans le destin de leurs compagnon, de devenir leur “satellite” à défaut d’une orbite assez puissante, comme s’en inquiète Rachel dans la série The White Lotus. Jeune journaliste, elle vient de se marier à un riche financier super macho qui la tanne de laisser tomber ses piges mal payées. Dans Julie en 12 chapitres, Julie finit par quitter Axel, célèbre dessinateur de BD, peut-être pour s’arracher à l’influence de cet homme plus âgé, plus assuré et plus accompli, et enfin se réaliser en dehors de leur vie de couple. Je comprends cette peur, car il m’est arrivé de penser que dans le cas où je ne trouvais pas “quoi faire de ma vie”, je pourrais toujours acquérir un rôle social en me mariant et en ayant des enfants. Un renoncement qui me fait un peu froid dans le dos aujourd’hui, car m’accomplir professionnellement est important pour moi. Étrange réflexe de “devenir une place” à défaut de “trouver sa place” que décrit Claire Marin :
Nous cherchons malgré tout une place en nous-mêmes en en faisant une place, un cocon pour quelqu’un d’autre que nous. Devenir soi-même une place, un abri, un refuge, un lieu sûr.
Pour contrer cet étrange et obscur réflexe d’effacement et d’abnégation, il faut peut-être commencer par s’autoriser à rêver et à verbaliser ces rêves.
Confort et malaise
Après la fin de mes études, j’ai travaillé pendant quelques mois pour un cabinet de chasse de tête co-fondé par des amis de mes parents. C’était à mi-temps, bien payé, bref : un boulot alimentaire inespéré tombé du ciel.
Ça s’est très bien passé et je me sens encore reconnaissante envers les personnes qui m’ont embauchée. Mais malgré une équipe sympathique, une bonne ambiance, des résultats enthousiasmants, les bons déjeuners et les jolis bureaux, j’y ai constamment eu l’impression d’être une intruse. Dans ce monde-là, je me suis sentie trop sensible, trop rêveuse et trop idéaliste. Pas assez tchatcheuse, pas assez rentre-dedans, pas assez pragmatique. Je me rappelle ces réunions où je souriais poliment en espérant qu’on ne m’adresse pas la parole. Moi qui suis plutôt extravertie et spontanée, j’y étais assez effacée.
Comme l’écrit joliment Claire Marin :
On est la fausse note dans la mélodie, le grain de sable dans la mécanique, l’intrus. Nos remarques ou nos réactions sont jugées “déplacées”. Cette désagréable impression de décalage nourrit l’envie d’une autre place, les rêves d’autres lieux possibles où s’établir et s’affirmer.
J’ai quand même essayé de m’intégrer en faisant mine de m’intéresser à des enjeux qui me laissaient indifférente, en tentant de montrer de l’assurance, de me calquer sur l’humour des gens. Tout ça en ayant toujours un peu l’impression d’avoir laissé la “vraie moi” à l’entrée du bureau. Claire Marin ajoute :
Altérer sa voix pour l’insérer dans un dialogue déjà écrit, l’habituer à une mélodie qui n’est pas la sienne, n’est pas sans conséquences psychiques profondes. (…) On s’ampute volontairement pour rentrer dans des cases. (…) On perd sa voix pour trouver une place, on abandonne un mode d’expression de soi dans l’espoir d’être entendu. Mais c’est en réalité à sa propre identité que l’on renonce.
Emma, une copine de ma troupe, a récemment démissionné de son job pour faire une école de théâtre. Je lui ai demandé comment elle s’était sentie au travail :
J’avais l’impression de ne pas être authentique, de ne pas être comme j’étais dans la vie, dans mes interactions avec les gens, de ne pas pouvoir faire de blagues. Et puis, l’entreprise reste un cadre où il faut garder une forme de masque social. Moi qui suis plutôt adaptable, j’ai pris le parti de me fondre dans la masse et en faisant ça, je me suis oubliée et me suis acclimatée à quelque chose qui ne me plaisait pas vraiment. Mon manager était super, mon équipe aussi, mais je me sentais profondément mal à l’aise.
De mon côté, les tâches que j’avais à réaliser dans le cadre de cette mission étaient assez répétitives et je devais me faire violence pour ne pas rafraîchir l’onglet facebook toutes les 15 minutes. Je me suis pas mal reconnue dans cet article dans lequel un certain Joseph Liu, ancien chercheur en biologie, raconte les sentiments d’ennui, d’appauvrissement et d’aliénation qu’il a ressenti pendant son premier stage de recherche :
First, I wasn’t genuinely interested in the work. I was constantly bored and my mind would drift frequently, to the point where I was actually struggling to keep my eyes open most afternoons. Second, I was frankly not very good at the job. I made a lot of costly mistakes and ruined experiments. Even with time and additional experience, none of my results were coming out like they should have.
Lastly, and most importantly, I just didn’t feel like myself. I wasn’t making the most of my strengths, and I definitely didn’t feel like my preference for engaging with people made me well-suited to spending my days examining bacteria and other microscopic material. This resulted in me feeling physically and mentally depleted every single day.
Au début de son roman Le Marin de Gibraltar, Marguerite Duras met en scène un dialogue entre un chauffeur de camionnette et le narrateur (et personnage principal) du roman. Dans un trajet entre Pise et Florence, ce dernier décrit son travail et son quotidien au chauffeur, description qui témoigne de la facilité avec laquelle on peut s’engourdir dans une existence qui nous éteint :
Le chauffeur : “ça te plaît, ce travail-là ?”
- Terrible, dis-je.
- Qu’est-ce que tu fais ?
- Je recopie des actes de naissance et de décès.
- Je vois, dit-il. Tu y es depuis longtemps ?
- Huit ans.
- Moi, dit-il au bout d’un moment, je ne pourrais pas. (…)
- Moi, je ne peux pas, dis-je.
- Et pourtant tu le fais ?
- Je le fais. J’ai cru au début que j’allais en mourir mais pourtant je le fais, tu sais bien ce que c’est.
Quand les missions en interne pour lesquelles on m’avait embauchée furent terminées, l’ami de mon père me fit comprendre que si je voulais rester, je devais m’impliquer pour de vrai : me créer un réseau, ramener des clients, négocier les contrats, avoir un peu les crocs. Mais, même à mi-temps, j’avais le sentiment que cette décision n’était pas anodine, qu’elle me demanderait de trahir qui j’étais et que j’allais la regretter, comme le business man de Starmania qui se retourne mélancolique sur une existence qu’il n’a jamais vraiment voulue, malgré le fait qu’il jouisse de tous les symboles de la réussite professionnelle et sociale. Ce qui me fait aussi penser à ce témoignage de Gaspard Proust, où l’humoriste raconte ses débuts dans la banque.
Au bout de la 2ème année, j’ai eu un bonus très important et on m’a dit : “tu sais, si tu continues comme ça, l’année prochaine tu auras le triple de cette somme”, et ça m’a plongé dans une très grande tristesse. Je me suis dit : qu’est-ce que je vais faire avec cet argent supplémentaire ? Continuer à faire ce que je fais aujourd’hui, c’est-à-dire m’ennuyer.
Bien sûr, il y a plein de business men / women très accomplis dans leur travail. Le sens est un cheminement personnel et il n’existe évidemment pas que dans les ateliers d’ébénisterie. En outre, des besoins comme le confort, la sécurité et le prestige sont aussi légitimes que les autres. Mais moi, il m’a semblé que le confort ou le statut social n’étaient pas mes premiers besoins et que ce choix-là m’éloignerait d’une vie qui me ressemble. Comme le rappelle Claire Marin dans son essai Rupture(s) :
Réussir se fait parfois au prix d’une trahison intime qui finit par donner l’impression de jouer une comédie insupportable. Je peux jouir de tous les attributs d’une réussite professionnelle et sociale et avoir le sentiment d’être passé à côté de ma vie.
Mon départ s’est donc imposé comme une nécessité impérative (en sachant que j’aurais peut-être accepté cette proposition si j’avais dû rembourser un prêt !).
Une quête douloureuse mais salutaire
Honte, impulsivité et amertume
J’ai donc passé des années à me chercher. Avoir enfin trouvé une activité qui me comble me permet aujourd’hui de saisir à quel point ne pas savoir ce que j’allais faire de ma vie m’angoissait. Je voyais les années défiler sans parvenir à rien construire et j’ai longtemps eu l’impression d’être une chenille qui ne deviendrait jamais un beau papillon. Il y a deux ans, je suis brièvement allée voir une psy qui à la première séance, m’a renvoyée à une citation de Sénèque : « Il n'y a pas de vent favorable pour celui qui ne sait où il va ! ».
Comme le personnage de Julie, je craignais le small talk, les questions basiques du genre “tu fais quoi dans la vie ?” me faisaient me décomposer et n’importe quelle remarque sceptique me faisait perdre mes moyens. Un jour, une personne m’a demandé des nouvelles de mes projets artistiques. J’ai bredouillé une réponse très floue et elle a éclaté de rire : “ah bah c’est pas comme ça que tu vas y arriver ma cocotte !”. J’étais restée bouche-bée et me suis longtemps reproché mon manque de répartie. En école, je tentais de compenser cette honte par une forme de condescendance pour les gens sérieux et conventionnels qui restaient dans le droit chemin et que je jugeais carriéristes, ennuyeux et étriqués. Bref, je n’étais pas très bien dans mes baskets et ça se révélait dans mes interactions.
Il y a quelques jours, une amie me racontait :
Sentimentalement, il ne s’est rien passé en école. Je me souviens m’être dit : « je ne suis pas au bon endroit pour rencontrer quelqu’un ». Il y avait des gens trop chouettes, c’était pas le problème. C’était plus que tout ce que symbolisait l’endroit et l’organisation m’étouffait. Je n’étais pas épanouie. Maintenant que je fais ce que j’aime, j’ai l’impression de regagner en joie et en coquetterie.
Dans l’espoir de trouver des réponses, j’ai fait mon “Igikaï” et tous les tests de personnalité possibles et imaginables, relu 35 fois mon profil MBTI, noté mes valeurs à l’intérieur de pétales de pâquerettes. J’ai cliqué sur tous les articles aux titres accrocheurs du type “trouver le job parfait en fonction de votre personnalité”. Je me suis rendue à un “apéro des paumés” organisé par Make Sense où j’ai papoté avec des apprentis philosophes et des wanna-be “bergers dans le Larzac” que je soupçonnais d’irréalisme, peut-être parce que je projetais mon manque de pragmatisme sur leurs projets. J’ai écouté des podcasts de coaching anglo-saxons légèrement ésotériques, ce que m’a rappelé une scène de Lost in Translation où Charlotte, toute seule dans sa chambre d’hôtel, écoute un audio book de développement personnel.
Do you ever wonder what your purpose in life is? This book is about finding your soul’s purpose for destiny. Every soul has its path, but sometimes that path is not clear ! The Inner Map Theory is an example of how each soul begins with an imprint, all compacted into a pattern that has been selected by your soul before you've even gotten here.
J’attendais un appel, une révélation, une certitude fulgurante. J’ai toujours été fascinée par des récits de vocation que j’ai sûrement idéalisés, et j’ai espéré qu’un destin me tombe dessus comme une mission s’impose aux héros dans les films, comme la foi s’impose à des gens qui tombent à genoux dans des églises. Dans l’épisode Où naissent les vocations ? du podcast Travail en cours, la journaliste Rozenn Le Carboulec rappelait d’ailleurs la propagation dans le monde professionnel de ce concept au départ religieux.
Initialement empruntée à l’histoire religieuse et au domaine de la théologie, la vocation désigne avant tout un “appel de Dieu”. Mais la vocation semble aujourd’hui avoir envahi tous les univers professionnels. On parle de vocation dans le monde artistique, sportif, politique, ou dans le secteur de la santé par exemple. On dit souvent de ces personnes qu’elles ont de la chance d’avoir trouvé leur voie, leur destinée…
Je rêvais d’un ange gardien ou d’un coach de vie qui auraient possédé la clé de mon bonheur et m’auraient guidée vers la meilleure vie possible. Toujours à l’affût des indices dans la bouche des autres, je prenais les remarques de mon entourage très au sérieux. Un jour, j’ai pris un café avec une prof de français que j’avais adorée au lycée et cette dernière m’a dit : “Louise, vous devriez être prof !”. Sa remarque m’a travaillée pendant des mois. Même bouleversement lorsqu’un copain m’a dit qu’il me voyait bien devenir psy un jour.
Avide de réponses, j’étais assez impulsive. Je pense à cette soirée il y a deux ans où j’ai rejoint mes amis, euphorique : je venais d’avoir une révélation, j’allais devenir psy ! Trois semaines plus tard, j’étais passée à autre chose. Et pas plus tard qu’hier, en faisant un rangement, je suis tombée sur une boîte de 100 gants MAPA qui m’a rappelée que je m’étais un jour mise en tête d’apprendre à tatouer. Un copain avait accepté de me former. Ni une ni deux, j’avais acheté ces gants et des oreilles de cochons à la boucherie du coin pour commencer mon entraînement. De répugnants morceaux de chair qui ont vite eu raison de ma faible motivation !
Ces expériences étaient souvent intéressantes et marrantes, mais plus ça allait, plus j’étais angoissée et amère. Ces années-là, j’ai réalisé qu’avoir suivi les rails bien comme il fallait ne me garantissait pas d’avoir une vie professionnelle épanouissante. Autour de moi, j’ai vu ma meilleure amie de lycée - qui avait été tout l’inverse d’une ado scolaire et disciplinée - s’éclater en fashion design à la Central St Martins. J’ai aussi vu mon cousin, qui avait galéré au lycée, obtenir brillamment son diplôme d’architecte, créer son agence et devenir la success story de la famille. J’enviais leur passion, leur investissement, la sérénité et l’assurance qu’ils dégageaient. Moi qui avais souvent mis mon plaisir au second plan pour contenter mon entourage, je ne me sentais pas récompensée à la hauteur des sacrifices réalisés.
La culpabilité de la fuyarde
Je n’ai jamais abandonné un projet, une formation ou un travail sans ressentir la peur de trahir, de décevoir, d’agacer, d’être jugée comme une personne égoïste, capricieuse, sur qui on ne peut compter.
Un jour, j’ai demandé à transformer un stage à plein temps en un mi-temps. Les missions étaient intéressantes et je m’entendais bien avec ma boss (et unique collègue), mais la solitude me pesait et mon envie de m’inscrire à une formation de théâtre s’est affirmée à ce moment-là. Au milieu du stage, n’y tenant plus, j’ai envoyé un mail à ma collègue pour lui expliquer mon ressenti et ma décision. Le lendemain, on a eu un échange très froid où elle m’a reproché de la mettre devant le fait accompli. Je n’avais qu’une envie : m’enterrer 10 pieds sous terre. Mais l’eau a coulé sous les ponts et la suite à mi-temps s’est très bien passée.
Ces conversations sont difficiles et même si je trouve le ghosting lâche et irrespectueux, je le comprends. Heureusement, lorsqu’on assume sa part de responsabilité et qu’on prend le temps d’expliquer nos raisons, ça ne se passe pas toujours mal. Quand la mort dans l’âme, j’ai annoncé à l’artiste Margaux Derhy que je m’étais trompée et que je ne me projetais plus à ses côtés, cette dernière m’a encouragée à partir avec sa bienveillance habituelle.
J’ai des sentiments ambivalents quant ma capacité à “tout plaquer”, qui témoigne d’une certaine indifférence quant au contrat défini au départ et d’une facilité à me désengager quand je sens que la situation ne sert plus mon intérêt. Bref, d’une forme d’égoïsme. En même temps, je sais que mon ressentiment aurait fini par se manifester, dans chacune de ces situations. Enfin, que ces changements ou bifurcations m’ont fait l’effet d’un profond soulagement et d’une pulsion de vie. Claire Marin rappelle ce qui motive souvent ces ruptures professionnelles :
Vu de l’extérieur, il ne s’agit pas tant d’orgueil ou d’arrogance que de malaise ou de honte. Si je prétends à une autre place, c’est parce que j’agonise dans celle qui m’échoit. (…) C’est bien un sentiment d’inconfort ou d’inauthenticité, de profond malaise qui me pousse à chercher d’autre horizons. C’est ma honte de n’être que “ça”, ma honte de me contenter d’une existence qui me paraît si étrangère à la personne que j’aimerais devenir ou que je pressens en moi.
La peur d’être une éternelle insatisfaite
Je me suis beaucoup méfiée de mes envies de changement. Il faut dire que je traîne une réputation de girouette bien méritée. Petite, je commençais et abandonnais toutes les activités extra scolaires possibles et imaginables - danse classique, équitation, cirque, peinture, chorale, natation, comédie musicale, piano, dessin, danse contemporaine, théâtre… Tout y est passé, et l’herbe me paraissait toujours plus verte ailleurs.
Il faut “savoir choisir”, rappelle Éric Fottorino dans cet édito du 1 hebdo, où le journaliste décrit joliment ces fantasmes de changement qui nous traversent de temps en temps :
C’est une envie qui peut surgir à la fin des vacances devant cette mer accueillante, ce si joli village, cette beauté des paysages à couper le souffle. L’idée passe, fugace. Si on restait. Si on changeait de vie. Si on envoyait valdinguer métro et dodo ! (…)
Pourquoi changer ? Pour quoi faire ? Comment discerner entre ce qui relève de la lassitude, du coup de moins bien, et la véritable vocation mûrement réfléchie, qui s’impose peu à peu au point de rendre insupportable le statut quo ?
Ma méfiance a donc du bon. Sur ce spectre de l’inertie, dessiné par Tim Urban dans le cadre de son article How to Pick a Career, je me positionne plutôt du côté des “quick-quitters”.
Je sais que pour échapper à la routine, je peux être attirée par des changements soudains et radicaux, promesses d’exotisme. Même concernant ces articles : l’attrait de la page blanche est irrésistible ! Mais voilà, les révélations soudaines qui m’ont parfois traversées relevaient plus d’un mécanisme de fuite tout à fait vain. Plus le temps passe, et plus je me méfie des grands élans impulsifs et des frénésies de changement, qui peuvent témoigner d’une envie de se fuir soi.
Dans cette chronique parue dans le même numéro, le psychiatre Christophe André s’interrogeait :
Tout changement n’est-il qu’une illusion ? Une de mes patientes, déprimée chronique, me racontait ainsi : “Tous mes proches me disent de changer des choses dans ma vie : mon logement, mon travail, m’occuper de moi, partir en vacances… Ils ne se rendent pas compte que je peux déprimer partout !”
Un propos que Christophe André nuance ensuite :
Au fond, la finalité de tout changement de vie extérieur est d’aller vers un mieux intérieur, d’être plus heureux, plus épanoui, moins stressé. Alors n’y aurait-il de vrai changement que psychologique ? Bien sûr que non, les liens sont simplement à double sens : le changement environnemental facilite le changement mental mais ne le garantit pas ; et le changement psychique a besoin, pour s’accomplir, de s’appuyer sur des changements physiques ou symboliques.
Plus ça va et plus je me dis que les envies sont comme des fruits, et qu’il faut les laisser mûrir avant de croquer dedans. Dans son article The trick of the epiphany, Haley Nahman ajoute :
I think epiphanies appeal because it sounds nice to realize a lot in a moment, to feel like everything’s going to change now, or is finally settled. Some motivational speakers and self-help personalities have made a lot of money off of our obsessions with feeling that way. I’ve become more interested in paying attention to patterns over time. (…) I’ve accepted that clarity builds, that I don’t need to live in constant fear of missing the signs. Convictions emerge, and we get a bunch of chances to spot them and respond.
Tout ça pour vous dire que j’ai souvent eu du mal à distinguer pulsions et envies de changement légitimes, et que cette peur de me tromper a parfois créé une forme d’inertie.
Enfin, les discours qui se veulent “réalistes” au sujet du travail m’ont parfois fait douter de la pertinence de mon cheminement. Je ne pense pas qu’on devrait tous se trouver une vocation et je trouve stérile l’injonction à être passionné par ce qu’on fait, mais je trouve dommage de décourager ceux qui ressentent ce besoin d’accomplissement. Lors de cet apéro des paumés organisé par Makesense, le docteur en neurosciences et psychologue Albert Moukheiber avait ainsi rappelé qu’on travaillait pour gagner de l’argent et déclaré que cette recherche de sens ne menait à rien. Je comprend son point, tout en trouvant le propos un peu facile de la part de quelqu’un qui a l’air passionné par ce qu’il fait. De mon côté, je me suis reconnaissante d’avoir écouté ce besoin de sens, de plaisir et d’accomplissement.
Le risque de l’inertie
Bien sûr, on ne change pas de vie en 3 jours : tout changement inclut des temps de rumination. La sociologue Catherine Negroni identifiait d’ailleurs 5 étapes de la reconversion professionnelle : la prise de conscience, le désengagement, la période de latence, la bifurcation et le réengagement. Le vrai risque, c’est plutôt de rester bloqué très longtemps dans cette période de “latence”, que la sociologue nomme aussi le “no man’s land identitaire” :
Beaucoup disent qu’ils ne se sentent plus très bien dans leur travail mais y restent, tout en trouvant des aménagements : faire du yoga, travailler moins d’heures, s’investir ailleurs, sans nécessairement exprimer de volonté de changer. Les gens ne sont pas encore physiquement désengagés de leur emploi mais ils le sont psychologiquement. C’est un temps d’introspection, un no man’s land identitaire où ils ne sont nulle part. Ils n’ont pas entamé le processus de changement. (…) Cette période est difficile à vivre, car il n’y a pas de prise de décision. (…) Cette période de latence est parfois un temps très long, un temps arrêté où l’action n’émerge pas.
On se retrouve alors dans une inertie encore plus inconfortable que le saut dans le vide qui nous inquiète (cf l’épisode L’inconfort du surplace du podcast Change ma vie) et on peut alors rester paralysé très longtemps dans un quotidien qui ne nous fait plus vibrer, cette “demi-vie” que décrit Claire Marin :
On habite plus sa vie, on lui obéit. L’hypnose, une vie ensommeillée, une conscience en demi-teinte. Une demi-vie. Atone, répétitive et désertée de tout sujet, de tout élan. Une vie sans présence, sans intensité, dans l’absence à soi.
Cette inertie saute aux yeux dans le dialogue du Marin de Gibraltar, alors que le chauffeur confronte le narrateur à l’absurdité de sa vie.
“C’est important, le travail qu’on fait”, dit-il. “Faire n’importe-quoi, on ne peut pas”.
- Et pourtant il en faut bien, dis-je, pourquoi pas moi ?
- Non, dit-il, non, pourquoi toi ?
- J’ai essayé de faire autre chose, je n’ai jamais trouvé.
- Il y a des fois, dit-il, il vaut mieux crever de faim. Moi à ta place, j’aimerais mieux crever de faim.
- Toujours cette peur d’être sans travail. Et puis aussi la honte, je ne sais pas. (…) J’aurais voulu être coureur, cycliste, explorateur, des choses impossibles. Et finalement j’ai fini par entrer au ministère des Colonies. Mon père était fonctionnaire colonial, alors ça m’a été facile. La première année on n’y croit pas, on se dit que c’est une bonne blague, la seconde, on se dit que ça ne peut plus durer, puis la troisième arrive, puis voilà, tu sais bien…
Le chauffeur ne lâche pas l’affaire et conseille au narrateur de tout plaquer :
“Moi, je crois qu’il faut que tu quittes ton travail. (…) Ça ne va pas, ta vie”.
- Il y a huit ans que j’attends de le quitter, mais j’y arriverai.
Karl Pillemer, psychologue, chercheur et professeur à l’université de Cornell, a interviewé 1500 personnes âgées de 70 à 100 ans en leur demandant quelles leçons de vie elles avaient à transmettre. Le premier conseil qui ressort : “ne restez pas dans un travail qui ne vous plaît pas”. Il insiste :
You know those nightmares where you are shouting a warning but no sound comes out? Well, that’s the intensity with which the experts wanted to tell younger people that spending years in a job you dislike is a recipe for regret and a tragic mistake. There was no issue about which the experts were more adamant and forceful.
Cet article résume d’autres de ces “leçons de vie” en ce qui concerne le travail, dont : “choose a career for the intrinsic rewards (purpose, passion), not the financial ones.” ; “don’t give up on looking for a job that makes you happy”. Et dans l’article The Top Five Career Regrets, le journaliste Daniel Gulati raconte qu’en interviewant une trentaine de personnes âgées entre 28 et 58 ans travaillant dans des secteurs variés, deux grands regrets relatifs au choix de carrière ressortaient :
1. I wish I hadn’t taken the job for the money.
2. I wish I had quit earlier.
Quand on parle d’inertie, on pense à l’absence de mouvement et à la stagnation, mais l’inertie prend souvent l’air plus acceptable de la continuité et de la cohérence. Ainsi, ma copine Emma me racontait pourquoi elle avait choisi d’accepter un poste dans une entreprise après sa dernière année d’école, alors qu’elle se sentait déjà attirée par le théâtre.
En sortie d’école, je suis tombée sur cette offre-là. J’ai été prise et j’y suis allée en me disant “bon, je me sens vraiment appelée par le théâtre, mais j’ai trouvé une offre qui a quand même l’air super. J’ai fait une école de commerce, donc restons dans cette continuité. Je vais me confronter à ce poste là, et on verra bien si ça se passe comme dans mes stages où je me suis fait atrocement chier !!”
Dans l’épisode Deviens ce que tu es des Chemins de la philosophie, Adèle Van Reeth lit un extrait aussi beau qu’électrisant des Considérations inactuelles de Nietzsche. Sans complaisance, ce dernier rappelle que “tout homme est le miracle d’une fois !” et encourage à sortir d’une existence factice pour oser être soi-même et exprimer sa singularité.
Les hommes sont encore plus paresseux que timorés et ils craignent avant tout les ennuis dont les accableraient une honnêteté et une nudité absolues. Seuls les artistes haïssent cette démarche nonchalante, à pas comptés, dans des manières empruntées et des opinions postiches, et dévoilent le secret, la mauvaise conscience de chacun, le principe que tout homme est le miracle d'une fois ; ils osent nous montrer l'homme tel qu'il est lui-même et tel qu'il est seul dans chaque mouvement de ses muscles, bien plus, qu'il est beau et digne de considération selon la stricte conséquence de son unicité, qu'il est neuf et incroyable comme toutes les oeuvres de la nature et nullement ennuyeux.
Si le grand penseur méprise les hommes, c'est leur paresse qu'il méprise, car c'est elle qui leur donne l'allure indifférente des marchandises fabriquées en série, indignes de commerce et d'enseignement. L'homme qui ne veut pas appartenir à la masse n'a qu'à cesser d'être indulgent à son propre égard ; qu'il suive sa conscience qui lui crie : "Sois toi-même ! Tu n'es pas tout ce que maintenant tu fais, penses et désires."
Ceci dit, peut-être faut-il se défaire de l’idée selon laquelle le changement serait toujours radical, à l’image de ces récits de reconversion où burn-out, démission et reconversion semblent s’enchaîner en un claquement de doigts. Considérer tout changement comme une suite de tout petits pas est peut-être plus efficace. “Les petits changements peuvent mener à de grands bouleversements”, rappelle Christophe André. C’est aussi le conseil du chercheur reconverti que je citais plus haut:
You don’t have to discover your passion or uncover your life’s calling. Instead, simply try to take a manageable step that allows you to do more energizing work. You don’t have to necessarily take a radical leap, like quitting your job. You could simply have a conversation with your manager about ways to get involved in more energizing projects. Or you could pursue an activity or side gig outside of work that excites you.
Alors voilà,
Il y a eu des expériences sans queue ni tête, des fantasmes décevants, de longs moments de déni. Me retourner sur mon passé et ces erreurs de jugement n’est pas très agréable, mais ce petit travail d’introspection me permet d’avoir une idée beaucoup plus lucide, claire et précise de ce dont j’ai besoin dans ma vie. Je crois que tout échec est intéressant et utile, à condition qu’on le regarde en face et qu’on se demande honnêtement ce qui n’a pas marché. En plus du fait qu’elles enrichissent notre vision du monde, les expériences sont donc tout sauf du temps perdu.
Les regrets font un peu mal. Personnellement, je m’en veux encore de ne pas avoir fait une prépa littéraire ! Mais plutôt que de les mettre sous le tapis, je crois qu’il est important de regarder en face ces regrets qui, comme les moments de joie et de fierté, nous donnent des indices très forts de ce qui est important pour nous, comme le rappelle Daniel Gulati :
Far from being suppressed, career regrets should hold a privileged place in your emotional repertoire. Research shows (PDF) that regret can be a powerful catalyst for change, far outweighing the short-term emotional downsides. As famed psychologist Dr. Neal Roese recently stated, “On average, regret is a helpful emotion.” It can even be an inspiring one. But it means that we must articulate and celebrate our disappointments, and learn from it constructively to ultimately frame our future success.
Et à l’avenir, j’ai envie d’avoir plus confiance en moi, en la vie et en ses leçons inattendues. Je vais sûrement faire d’autres erreurs de parcours, vivre d’autres bifurcations, et j’aimerais les vivre avec moins de jugement, moins de honte, plus de douceur et de compassion : s’il y a bien un véritable échec, c’est de stagner dans une vie qui ne nous rend pas heureux. Il y a quelques mois, mon amie Jeanne me disait qu’elle me trouvait plus détendue avec l’idée que tout ça était un cheminement, et c’est peut-être un peu le cas. En tout cas, je trouve libérateur de penser qu’on a pas toutes les réponses et que tout se construit progressivement.
Je ne vous ai pas tout dit et je vous dis à bientôt pour une nouvelle newsletter sur le sujet ! Pour l’instant, je vous laisse sur ce joli passage tiré d’une des newsletters de Garance Doré.
Life is a conversation between our will, our fortune and our fate. It is in the balance of things. In the moments when we decide to push towards our ambitions. And those when we decide to let go, allowing broken dreams to become the soil of new, and astonishing destinies. Magic is everywhere. And once you see it, it strikes you at every corner.
Très bon dimanche soir !! <3
C’est la fin de cette newsletter.
J’espère qu’elle vous a plu !!
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En vous laissant méditer sur ce passage d’Une Chambre à Soi 😉 :
La très grande activité intellectuelle que manifestèrent les femmes dans la dernière partie du XVIIIe siècle - causeries, réunions, essais sur Shakespeare, traductions des classiques - était justifiée par le fait indiscutable qu'elles pouvaient gagner de l'argent en écrivant.
À part ça :
📎 Je suis ravie d’avoir pu écrire un texte sur la solitude pour mūsae, super média qui dédramatise et démocratise la santé mentale. Le rapport à la solitude m’intéresse beaucoup : j’ai fait tous mes stages dans des micro-équipes, je me suis mise en free-lance dès la sortie d’école et à ce jour, je n’ai jamais eu plus de 2 collègues. Ceci dit, je suis plutôt sociable et je suis tout le temps à la recherche du bon équilibre entre solitude et lien avec les autres. Ces dernières années, plusieurs expériences - grandes colocs, stage de théâtre, séjours entre potes, confinements, échange très solitaire à Helsinki - m’ont fait réaliser combien cet équilibre influait sur mon épanouissement, et combien j’avais encore du mal à doser ! J’étais donc ravie de mettre des mots sur tout ça.
Voilà, c’est fini pour aujourd’hui !!
Merci beaucoup à Pierre et à Garance pour leur relecture et leurs conseils avisés, et à Emma et Aurore pour leur témoignage.
Si vous apprécié la lecture de cette newsletter, n’hésitez pas à la recommander à un(e) ami(e) et à vous abonner si ce n’est pas déjà fait.
À bientôt !! Louise
Merci pour ce témoignage intime et profond. Le marin de Gibraltar est vraiment un très beau roman sur l’errance (au-delà de la vision sur la poursuite de l’amour en fuite)
Bravo pour cette newsletter et ton travail !
Ca m'a un peu perturbée parce que je me suis beaucoup reconnue dans ce que tu partages... J'espère réussis à me sortir de mon inertie actuelle et trouver mon chemin :)