#20 : mes petits tourments de parisienne
Tout ce qui me donne envie d'aller voir ailleurs !
Je m’appelle Louise, j’ai 26 ans et je vis à Paris. Dans cette newsletter, une sorte d’essai à la fois intime et documenté, j’essaye de comprendre des choses sur moi et le monde qui nous entoure. Bonne lecture !!
Coucou tout le monde !
J’espère que vous allez bien !!
Je vous écris de Paris, où je suis née et j’ai habité une grande partie de ma vie. Le mois dernier, je vous demandais où vous habitiez, pourquoi ce lieu de résidence vous semblait-t-il (ou pas) un bon compromis, ce que vous y aimiez, ce que vous y trouviez moins évident, et enfin, si vous aviez déjà réussi à surmonter un sentiment de lassitude vis-à-vis de ce lieu de vie.
Je vous l’ai raconté dans ce précédent post : depuis la fin du lycée, une bonne partie de mes amis ont quitté Paris - un mouvement qui s’est intensifié depuis la fin des études. Que ce soit pour le boulot, pour se rapprocher de la nature, pour fuir des loyers parisiens exorbitants ou simplement pour changer d’air, je vois de plus en plus de copains et de connaissances partir vivre à Lyon, Marseilles, Bordeaux, Londres, Bruxelles, Annecy, Lisbonne, Berlin, Amsterdam, Kinshasa, Dakar. Souvent un peu plus âgés que moi, mais pas toujours, ils partent pour une aventure de 2-3 ans ou pour construire une vie ailleurs. En parallèle, les récits d’exode se multiplient sur les réseaux sociaux et les blogs, dans les podcasts.
Étant célib’ et freelance, je suis pour la première fois de ma vie 100% libre de mes mouvements. Ainsi, la question “tu voudras habiter où plus tard ?” est soudain devenue très concrète. Et la réponse, loin d’être évidente !
Pourtant, je vous confiais aussi que cette année, j’ai eu le sentiment de subir cette ville où j’ai habité plus de 20 ans. La semaine dernière, j’ai rejoint une copine dans le quartier Saint-Lazare et nous nous sommes achetées à déjeuner dans un bar à salades avant de nous installer sur la pelouse de la Trinité - une des rares petites tâches vertes du 9ème arrondissement, sur Google Maps. Le square, quasi désert à notre arrivée, s’est rempli en 10 minutes. Rapidement plus serrées sur ce bout de pelouse que sur une plage du Sud un 15 août, les oreilles meurtries par le vacarme provenant de l’église en travaux et les embout’ à 10 mètres, la robe bientôt tâchée par un caca de pigeon, on a eu un fou rire nerveux tant ce déjeuner sur l’herbe était anxiogène et révélateur des indéniables défauts de la vie parisienne.
A suivi l’habituel “Paris bashing” où nous nous sommes plaintes, passionnément et à tour de rôle, du manque de verdure dans la capitale, de sa grisaille et sa morosité, de sa densité oppressante, du prix de la vie, des cercles sociaux cloisonnés dans lesquels on évoluait… Jusqu’à ce que ma pote se tourne vers moi et me lance : “Moi je suis bloquée avec mon taff. Mais toi, tu pourrais partir, même dès septembre ! ” Suite à quoi j’ai complètement retourné ma veste, bredouillant que je restais attachée au bouillonnement culturel de Paris, que j’y avais toutes mes attaches et que je ne me voyais pas trop débarquer toute seule dans une nouvelle ville.
Comme le rappelle Éric Fottorino en introduction du numéro du 1 hebdo sur le changement de vie, la question n’est pas toujours aussi simple :
C’est une envie qui peut surgir à la fin des vacances devant cette mer accueillante, ce si joli village, cette beauté des paysages à couper le souffle. L’idée passe, fugace. Si on restait. Si on changeait de vie. Si on envoyait valdinguer métro et boulot ! Dans la réalité, les choses se passent rarement ainsi. On retourne au travail et le fantasme s’évanouit dans le fracas de la rentrée. (…) À l’évidence, la décision ne se prend pas sur un coin de serviette de bain. Comment discerner la lassitude et la vocation mûrement réfléchie, qui s’impose peu à peu au point de rendre insupportable le statut quo ?
Dans ce premier chapitre, je tente donc de comprendre le sentiment d’insatisfaction que j’ai ressenti cette année à Paris. Si quelques aspects sont propres à Paris, certains se retrouvent dans plein d’autres grandes villes, quand d’autres sont surtout liés au fait d’habiter la ville où l’on a grandi.
Bonne lecture !!
Overdose de stress et de béton
Il y a plusieurs raisons font qu’habiter Paris n’est pas toujours une partie de plaisir. Déjà, cela inclut de se retrouver face à la misère sociale si souvent qu’on ne la remarque même plus. Et si je respecte infiniment celles et ceux qui s’arrêtent, discutent, donnent des sous, font quelque-chose - que ce soit ma copine Hélo qui régale le SDF en bas de chez elle, un ancien camarade de promo qui prend le problème à bras le corps en créant un restaurant de réinsertion et toutes les personnes qui prennent le temps de faire des maraudes - j’avoue que je suis encore beaucoup dans l’évitement. Par flemme, parce que je me sens dépassée par l’ampleur du problème, parce que ça me rend triste et qu’il est plus confortable de fermer les yeux sur la détresse humaine.
Habiter Paris, c’est aussi me crisper régulièrement devant des bandes de mecs qui zonent, éviter autant que possible les coins réputés “craignos” ou avoir la sensation de m’y rendre “à mes risques et périls”. Seule à la nuit tombée, m’imaginer me faire violer et découper en petits morceaux à la moindre rencontre un peu louche. Parfois, et c’est plus exaspérant que flippant, demander à un voisin de table au café d’arrêter de me regarder fixement, après avoir soupiré et haussé les sourcils pendant 15 minutes.
Un épisode passionnant du podcast Les Couilles sur la table décortique la façon dont notre genre influe sur la manière d’habiter les villes, où les femmes sont encore trop souvent réduites à un statut d’objet sexuel. La journaliste Victoire Tuaillon et le géographe Yves Raibaud, auteur de La ville par et pour les hommes, y citent plein de chiffres intéressants. Notamment :
En France, en 2013, plus d’une femme sur trois dit qu’elle a peur dans son quartier le soir, pour seulement un homme sur 10. En ville, le soir, le nombre de femmes seules dans la rue est divisé par 5.
Comme le rappelle Yves Raibaud, la peur impacte notre manière de nous habiller, de nous déplacer et de nous comporter. Alors ce n’est pas ce qui me pèse le plus aujourd’hui, ayant la chance de vivre dans un quartier “safe” et de n’avoir vécu aucun incident vraiment traumatisant pour l’instant. Je crois aussi que me déplacer en vélo me rend moins vulnérable à des épisodes de harcèlement de rue et à de potentielles agressions, même si j’arrive à me faire insulter ou “complimenter” à 30km/h et que l’on ne devrait pas avoir à se déplacer en vélo pour se sentir en sécurité.
Je dois aussi citer la mauvaise humeur des parisiens, une réputation à laquelle je contribue très probablement. En général, ça me saute aux yeux quand je quitte Paris et que je me retrouve nez à nez avec des gens souriants, détendus, joyeux, aimables. Le contraste me fait alors prendre conscience de la nervosité, du snobisme et du manque de civisme des parisiens - même si leur côté ronchon n’est pas toujours antipathique et qu’ils sont nombreux à ne pas faire perdurer ce cliché. Mais il y a une part de vérité, à tel point que les parisiens “qui ne font pas la gueule” se voient consacrer des chroniques. Comme le dit l’influenceuse Anna Rvr pour nuancer son éloge de la capitale :
Les parisiens sont stressés et stressants. Quand je roule en vélo, je manque de me faire trucider la gueule à chaque heure du jour et de la nuit.
Mais si une chose m’a vraiment pesé ces derniers mois, c’est la densité de Paris et son manque de nature.
Pourtant, j’ai grandi à Paris et j’y ai vécu très tôt une vie de petite citadine. Mes souvenirs de petite fille ont pour décor ma chambre d’enfant, les colonnes de Buren du Palais Royal, les salles à miroirs des conservatoires de quartiers, les annexes des églises et les ateliers d’arts plastiques. En période scolaire, mon contact avec la nature se limitait aux rosiers des Tuileries et aux jardinières de ma mère.
Plus tard, mon expérience de “l’aventure en pleine nature” s’est longtemps résumée à écouter des épisodes des Baladeurs en me faisant les ongles. J’avoue m’être toujours sentie assez indifférente au monde naturel - sûrement par méconnaissance, parce que les documentaires animaliers super beaux et pédagogues, j’adore ! Mais je l’ai à nouveau constaté lors d’un récent séjour en Auvergne : j’ai beau essayer d’imiter mes copains et de poser un regard curieux et attendri sur la faune et la flore, j’ai toujours vite envie de retourner bouquiner sur mon transat.
Il n’empêche qu’aujourd’hui, je sature vite des environnements urbains, denses, bruyants et pollués. Ce fut le cas lors de ce pique-nique à Trinité ou même hier soir, alors que je roulais boulevard Saint-Denis à l’heure de pointe, le visage crispé et la bouche pincée pour éviter que la fumée des pots d’échappement n’infiltre mes poumons. Je n’ai pas le souvenir d’une telle densité dans des villes comme Bruxelles, Londres, Amsterdam ou Madrid. Je dois être biaisée par mon expérience de touriste, mais ces séjours m’ont souvent renvoyée au manque de douceur de Paris. C’est aussi l’avis d'Anna Rvr :
Cette ville n’est pas parfaite : il m’arrive de rentrer à pied de la salle de sport et de me dire que c’est très gris, plein de voitures et de pollution - ça crie, ça klaxonne, il y a des travaux partout...
Est-ce qu’on ressent tous cette crispation, dans les centres-villes très denses ? On pourrait penser que grandir en ville permet de développer une tolérance aux environnements urbains, mais je vois pas mal de contre-exemples autour de moi. Mon amie Maï, qui a grandi à Paris dans une famille où l’on partait rarement au vert, n’avait pas mis le doigt sur sa frustration jusqu’à ce qu’elle déménage à Lyon pour y faire son internat de médecine. Désormais membre d’un club d’alpinisme, Maï passe tous ses week-ends au grand-air et ne reviendrait à Paris pour rien au monde. Même besoin de nature chez mon amie Léo, parisienne de toujours dont le compte Instagram se remplit désormais, au fil de ses escapades, de clichés de sommets brumeux, de vallées verdoyantes et de jolis villages de pierre.
Dans un épisode du podcast Ciao Paris, l’agricultrice urbaine Ophélie Damblé (aka Ta mère nature) parle du manque de nature comme un facteur objectif de mal-être :
On se sent mal en ville parce qu’on y manque de nature. Pendant le confinement, beaucoup de gens ont eu envie de partir parce qu’ils étouffaient dans leurs petits apparts. Dans ces moments-là, soit tu as le privilège de pouvoir quitter la ville, soit tu subis le manque de végétation.
Sans être aussi baroudeuse que mes copines, j’ai besoin de ma dose de nature hebdomadaire pour me sentir bien. Et quand je dis “nature”, je ne parle pas des minuscules squares parisiens, de leurs chihuahuas en laisse et de leurs arbres encagés, mais d’une nature moins domestiquée qui ne se trouve pas dans Paris intra-muros, à moins de rejoindre les bois de Boulogne ou de Vincennes.
Au-delà du manque de verdure en ville, le trajet nécessaire pour traverser le Grand Paris et trouver la “vraie” nature me fait me sentir un peu claustro. L’année dernière, une expédition à vélo pour rejoindre les bords de Marne m’a donné l’impression que Paris était un noeud de ferraille et de bitume, et qu’on ne pouvait atteindre un paysage un peu champêtre sans se farcir des kilomètres ingrats. Cela contraste avec mes souvenirs de Marseilles, où la possibilité de tomber sur un petit port de pêche au détour d’une ruelle ou sur la côte sauvage au bout d’une ligne de bus m’avait émerveillée. Si proche de la nature, je m’imagine plus légère, plus apaisée, comme mon amie Diane qui commentait mon précédent post :
Je rêve de vivre dans un lieu que je n'ai pas constamment envie de fuir. La vie doit être bien différente, quand on se réveille dans un endroit que l'on trouve beau. Je rêve d'un jardin, d'une vue sur des champs et des arbres en fleurs, ou sur des montagnes. Je m'imagine plus apaisée, dans un cadre comme celui-ci, et je n'ai pas envie d'être l'une de ces personnes pour qui la vie n'a un sens que durant les weekends et les cinq semaines de congés payés.
Paris n’a pas toujours été aussi bétonnée - en témoigne la photo ci-dessous, prise autour de 1914 par un des photographes mandatés par le banquier et philanthrope Albert Khan. Dans l’épisode Vite, un jardin ! du podcast Vivons heureux avant la fin du monde, Delphine Saltel et la géographe Flaminia Paddeu racontent la triste histoire de la disparition des jardins en ville et font le constat du fossé qui s’est creusé entre les citadins et la nature.
En ville, le contact avec la nature se cantonne souvent à l’arrosage de ficus en open space ou la contemplation des ronds-points fleuris. On peut s’en accommoder mais à l’heure où les forêts partent en fumée et la biodiversité en capilotade, il est temps de réfléchir à la pauvreté des rapports que nous entretenons avec les arbres, les plantes, les fleurs, et tout ce qui pousse autour de nous.
Pour celles et ceux qu’on appelle “les néo-ruraux”, quitter la ville est une façon de réinventer leur mode de vie, de se rapprocher de la nature, d’élever des enfants près d’un potager et des animaux et d’arrêter de subir leur éco-anxiété. Comme le précise le sociologue Jean Viard dans une interview passionnante du podcast Ciao Paris : “Les gens qui changent de vie ne sont pas des gens qui se demandent “qu’est-ce qui va arriver ?” mais qui se demandent : “qu’est-ce que je peux faire ?””.
Après deux ans de vie à la campagne, la professeure de yoga féministe Camille Teste a décrit, avec son humour et son franc-parler habituels, les avantages inattendus de la vie de village. Entre autres choses qui participent à son épanouissement aujourd’hui : vivre avec des animaux, avoir ses poules, apprendre à faire pousser des trucs, aller chercher ses légumes à la ferme, organiser des fêtes dans les champs, faire ce qu’on veut avec son corps… Je vous conseille d’y jeter un coup d’oeil car dans ses posts, la forme est aussi réjouissante que le fond ! Et Camille cite en légende une riche bibliographie en lien avec la question de l’exode urbain. Je ne ressens pas l’envie de m’installer à la campagne aujourd’hui, mais je trouve cette créativité et cette liberté très inspirantes.
“Le coût d’une vie étroite”
Il y a quelques mois, je suis tombée sur deux posts Instagram (ici et ici) de Delphine Desneiges (aka Deedee). La journaliste et blogueuse y annonçait son prochain départ de Paris pour Toulon, avec son mari et ses deux jeunes enfants.
C’est un sacré pari mais Paris tu as eu raison de nous et tu nous a lassés avec tes loyers à pleurer, tes surfaces riquiqui, ce p***** de square le week-end, le coût de cette vie étroite que tu nous offres. Enfin offrir, on se comprend hein ! (…)
Paris, je te quitte pour tout un tas de raisons mais aussi et de manière très prosaïque, parce que tu ne nous permets pas de rester dans des conditions acceptables. Mettre 2500€, 3000€ dans un loyer pour un 3 pièces... Sans même parler de l’absurdité de cet état de faits, on ne peut pas l’envisager. Et ça fait mal de se sentir rejetés comme ça, nous qui avons toujours sacrifié une partie de nos vacances pour quelques jobs d’été, nous qui ne rechignons pas à la tâche, nous qui sommes indépendants financièrement depuis le tout premier appartement loué en 2001, nous qui gagnons relativement bien notre vie et à qui on demande, à 40 ans passés, une caution pour louer un vilain appart… Paris, t’as complètement craqué !
Le calcul de Deedee en motive beaucoup à déménager, et peut-être particulièrement celles et ceux qui peuvent faire le même travail à distance et conserver leur niveau de revenu. Mais pas seulement, comme le précisait Jean Viard :
Pour ceux qui peuvent travailler à distance, le calcul est très simple. Ils se disent : “je garde mon salaire de Paris et je divise par 2 mon loyer !” Mais pour les autres, la question se pose aussi, car si le niveau des revenus est supérieur à Paris, la charge du logement l’est aussi. Pour beaucoup de gens, le revenu disponible net sera inférieur à Paris.
D’autant que, comme le rappelle le sociologue, l’expérience du confinement a fait évoluer le rapport des gens à leur maison, créant une envie d’espace chez beaucoup de citadins.
Avec la pandémie, on a tous compris que notre maison était notre ultime refuge. À ce moment-là, on a tous amélioré notre maison : certains ont bricolé, d’autres ont glissé des symboles de nature chez eux... Un million de personnes ont acheté une maison avec jardin à l’extérieur des villes.
Au-delà de ses loyers exorbitants, la capitale propose peu d’activités qui n’impliquent pas de sortir sa carte bleue. Se poser à une terrasse de café, découvrir un nouveau restau, se faire une expo, aller au cinéma ou au théâtre, prendre un cours de yoga… À Paris, sortir de chez soi coûte vite beaucoup d’argent - une lassitude que verbalisait Laura Bessis dans un épisode du podcast Ciao Paris.
À Paris, j’avais l’impression de sortir ma CB toute la journée : une expo, un ciné, un perrier, un verre de vin… À Marseilles, le week-end, on fait des choses plus simples mais qui me font beaucoup de bien, sans dépenser d’argent ou très peu. (…) C’est un vrai plaisir d’aller me baigner 3-4 fois par semaine ou d’aller courir sur le vieux port plutôt que dans le 11ème arrondissement. Je prend soin de mon corps, je me sens plus apaisée.
Ce besoin de dépenser pour s’amuser, s’entretenir ou socialiser peut être exacerbé pour les filles. Ainsi, le géographe Yves Raibaud rappelle que les équipements de loisirs qui sont mis à la disposition des jeunes par les collectivités servent 2 fois plus aux garçons qu’aux filles. De fait, on voit rarement des filles et des femmes sur les skate-parks ou les machines de muscu dans la rue. Et chaque fois que des copains vont faire un foot ou un basket sur un terrain public, ça me rappelle qu’on ne ferait jamais ça entre filles, empêchées par le manque d’habitude, le sentiment d’illégitimité ou la peur que la gratuité de ces espaces ne soit synonyme d’insécurité. Ainsi, les femmes se retrouvent plus souvent contraintes de se payer des abonnements à des salles de gym pour se dépenser et à se payer des cafés pour socialiser.
Je pourrais faire des choses simples et gratuites chez moi, mais un frein d’une autre espèce m’en empêche : le FOMO (fear of missing out) que je ressens particulièrement en ville. Hier encore, avec une amie, on se disait à quel point il était difficile de résister à l’appel des terrasses, des sorties et des rencontres pour se poser chez soi et lire. Et cette hyperactivité sociale que j’entretiens pourtant de bon gré alimente chez moi un fantasme de vie à la campagne similaire à celui que ressent le couple que l’on suit dans Les Choses, roman de George Perec.
Ils rêvaient de vivre à la campagne, à l'abri de toute tentation. Leur vie serait frugale et limpide. Ils auraient une maison de pierres blanches, à l'entrée du village, (…) et ils feraient chaque jour de longues promenades dans les forêts. Puis ils rentreraient, ils se prépareraient du thé et des toasts, comme les Anglais, ils mettraient de grosses bûches dans la cheminée; ils poseraient sur le plateau de l'électrophone un quatuor qu'ils ne se lasseraient jamais d'entendre, ils liraient les grands romans qu'ils n'avaient jamais eu le temps de lire, ils recevraient leurs amis.
Si l’on s’accorde sur le fait que les plaisirs parisiens sont plutôt liés à la consommation, la qualité de vie à laquelle on y a accès dépend beaucoup des revenus que l’on perçoit. Et ces deux dernières années, j’ai vu à quoi ressemblait une vie à Paris avec peu d’argent : compter ses sous, refuser les restaus ou culpabiliser pendant 3 jours d’avoir craqué, commander des décas à 21h parce que la pinte est à 9€, habiter un appart’ minuscule où l’on ne peut inviter plus de 2 copains en même temps, se limiter à Vinted pour effectuer de rares achats de vêtements, vivre des dilemmes cornéliens au rayon bio du supermarché… Bref, une vie à devoir résister constamment à la tentation de ces “choses” immédiatement disponibles et consommables. Une expérience de sobriété d’autant plus frustrante que je suis d'un naturel sociable, curieux, gourmand et que j’ai un peu des goûts de luxe.
Je me suis plusieurs fois demandée si je n’avais pas intérêt à quitter Paris pour occuper mon temps à plus de ces plaisirs simples et gratuits - lire, marcher, me baigner, dessiner, regarder un film, cuisiner -, me préserver de missions alimentaires usantes, éviter de faire une croix sur les bonnes tomates au supermarché. Un jour, peut-être, Paris me lassera comme elle a fini par lasser le couple du roman de Perec.
Ils reverront Paris et ce sera une véritable fête. Chaque nuit, dans les rues illuminées, chaque devanture à nouveau sera une merveilleuse invite. Des étals crouleront sous les victuailles. Ils se presseront dans les cohues des grands magasins. Ils plongeront leurs mains dans les amas de soieries, caresseront les lourds flacons de parfum, effleureront les cravates. Mais les charmes seront rompus. A nouveau, ils croiront crever de petitesse, d'exiguïté. Ils rêveront de fortune, ils regarderont dans les caniveaux, dans l'espoir de trouver un portefeuille gonflé, un billet de banque, une pièce de cent francs, un ticket de métro. Ils rêveront de s'enfuir à la campagne. Ils rêveront de Sfax. Ils ne tiendront pas longtemps.
Bon, pour l’instant, je n’en suis pas là et je me suis dit qu’il était un peu dommage de quitter Paris sans même avoir essayé de mieux gagner ma vie.
Quand la ville nous échappe
Plusieurs phénomènes rendent parfois difficile de s’approprier Paris. Bien sûr, il y a le monde, le sentiment d’anonymat et d’indifférence qu’il crée, l’impossibilité de distinguer ceux qui habitent la ville et ceux qui ne sont que de passage.
Et puis, le tourisme de masse rend certains quartiers de Paris assez inauthentiques. Alors honnêtement, ça ne m’empêche pas de dormir la nuit. Paris est une destination touristique depuis bien avant ma naissance et nous maîtrisons si bien la cartographie des spots touristiques, nous sommes si habitués à éviter les trajectoires des touristes qu’on les croise finalement peu. Ça fait des lustres que je n’ai pas mis les pieds dans les petites ruelles de Saint-Michel ou sur la place du Tertre, envahie par les restaurants racoleurs et les toiles d’artistes qui surfent sur les les fantasmes désuets des visiteurs. Bien sûr, le tourisme est source de revenus importants et la ville est assez grande pour qu’on y trouve tous notre compte. Mais voilà, je trouve dommage de ne pas pouvoir boire une bière abordable sur la butte Montmartre ou de voir des dizaines de façades de restaurants se faire envahir par les mêmes chutes de fausses fleurs roses, ornements instagrammables qui attirent les touristes et dopent la fréquentation des lieux… Je ne jette pas la pierre à des restaurateurs qui ont traversé des années difficiles, mais ces décorations artificielles dénaturent la ville.
Ainsi, certains quartiers parisiens sont bien concernés par ce qui a complètement dénaturé des villes comme Venise, que Leïla Slimani décrit au début de son livre Le parfum des fleurs la nuit.
À Venise, plus que n'importe où ailleurs, on est frappé par ce que Patrick Deville appelle « la déréalisation du monde, le refus de l'histoire et de la géographie ». Le touriste n'est plus qu'un consommateur parmi d'autres qui veut « faire » Venise et ramener de son voyage des autoportraits pris avec une perche où la ville n'est qu'un décor d'arrière-plan. Nous sommes condamnés à vivre dans l'empire du même, à manger dans des restaurants identiques, à arpenter les mêmes boutiques sur tous les continents. En trente ans, la population de Venise a été réduite de moitié. Les appartements, ici, sont mis en location pour les voyageurs de passage. Ils sont vingt-huit millions chaque année. Les Vénitiens, eux, sont comme des Indiens dans une réserve, derniers témoins d'un monde en train de mourir sous leurs yeux.
Je pense aussi à ces petits commerces qu’on a vu se faire remplacer par des Franprix et ces bistrots d’habitués par des Starbucks, à ces chaînes mondialisées qui rendent très impersonnels certains quartiers.
Parfois, il est davantage question de gentrification. Il y a deux ans, j’ai emménagé à Arts et Métiers et j’ai ressenti un petit désamour pour mon pâté de maisons, si branché qu’il en est devenu un peu désincarné. Je l’expliquais dans mon précédent post :
En un an et demi, près de chez moi, j’ai vu apparaître et disparaître un nombre incalculable de concept-stores abstraits et hors-de-prix. Au milieu de ces pop-up et happenings déconnectés des besoins des résidents, l’AMAP de ma rue, avec ses étalages de légumes cabossés, ses traffics de lombrics et ses apéros à la bonne franquette, prenait l’air d'un îlot de résistance. Ce qui donnait lieu à des rencontres impromptues quand, chargée comme un mulet et les mains pleines de terre, je devais passer à travers une file de fashionistas en baskets à plateforme avec l’impression de me retrouver projetée en pleine fashion week. Le contraste était rigolo, mais je ne me reconnaissais plus tellement dans cet environnement.
Non sans humour, Julie Allison décrivait ces lieux en exprimant son ambivalence à leur égard :
Dans ce coffee shop du coeur marais, on voit des capes à fleurs, des jambes plantées dans d’étranges baskets blanches à semelle sur-compensée, (…) un homme en salopette noire et maillot blanc assorti au grand dalmatien qu’il tient en laisse. (…) On y parle principalement anglais, comme si rien n’était plus naturel que d’arriver tout juste de l’aéroport, en provenance du Japon ou des US.
(…) J’aime ces lieux autant qu’ils m’incommodent. Je sais qu’il est scandaleux de payer un thé vert cinq ou six euros, cappuccino au même tarif, supplément lait végétal. Je vois bien en quoi la multiplication de ces espaces inaccessibles à la majorité des bourses révèle des inégalités sociales criantes. Il y a la clientèle fashion, internationale, cosmopolite, sacs et chaussures griffés, compte apple pay débité sans compter. Et puis les autres, ceux qui passent devant les vitrines sans s’arrêter.
Quelques semaines après mon arrivée, j’avoue que la découverte d’un compte Instagram dédié à mon pâté de maisons m’a d’abord enchantée, malgré le flou autour du gestionnaire du compte. Le contenu diffusé m’a vite semblé lisse, mais j’ai tout de même accepté leur invitation à participer à un “marché de créateurs” de rue en Septembre dernier. Le jour J, l’évènement en question s’est avéré complètement creux - faute de stands consistants et de communication avec les habitants. Et pour les exposants, un gros traquenard ! Exaspérée de s’être déplacée pour rien, la fleuriste a filé en début d’après-midi et j’ai vite trouvé un prétexte pour déguerpir à mon tour. Quelques jours plus tard, le mystérieux organisateur m’identifiait sur un post Instagram. En légende :
🌱 Retour sur le Green Village Vertbois 🌱 Le quartier Vertbois a mis à l’honneur des modèles de créations durables avec brocantes et ateliers et a fait vivre le quartier durant un dimanche ensoleillé.
À part prendre du temps et de l’énergie à une poignée de commerçants qui auraient eu mieux à faire de leur dimanche, je ne vois pas en quoi l’évènement a fait vivre le quartier. Par un voisin journaliste, j’ai appris plus tard que ce compte était géré par un fond d’investissement, propriétaire de plusieurs immeubles de la rue, qui avait pour ambition de faire de cette petite rue calme une “destination food & art branchée” - en dépit de tout bon sens, le centre de Paris n’ayant pas besoin d’être davantage densifié. J’aurais pu rejoindre l’association d’habitants qui tente de se faire entendre par le fond et la mairie, mais je ne me projetais déjà plus dans le quartier.
Envie de prendre l’air
Cet hiver, j’ai aussi eu le sentiment d’avoir fait le tour. Bien sûr, la source de frustration ici n’est pas Paris, mais le fait que j’y ai vécu plus de 20 ans. La ville m’est familière et emménager il y a deux ans dans le 3ème, un quartier que je connaissais déjà par coeur, ne m’a pas aidée à retrouver d’élan. Je me suis rendue compte que mes yeux habitués ne remarquaient plus la beauté de Paris.
Comme l’écrivait la journaliste Eva Tapiero dans un article de la revue À l’écoute, parue en 2020 : “on ne sait pas ce que l’on va trouver ailleurs, alors que l’on pense souvent savoir ce que l’on trouve, ou pas, ici”. Je me suis reconnue dans cette phrase, ainsi que dans la soif de dépaysement du jeune couple que l’on suit dans le roman Les Perfections, de Vincenzo Latronico.
Après leurs études et le début de leur carrière, la vie commençait à leur apparaître plate et monotone. Ils avaient l’impression de suivre un chemin déjà balisé : les mêmes quartiers, les mêmes destinations de vacances, les mêmes fréquentations depuis les bancs de l’école. La scène musicale, l’esthétique des bars et des boîtes de nuit, et même simplement le goût de leurs clients avaient quelque chose de provincial et rassis.
Ce sentiment de monotonie a été amplifié par une forme de routine sociale. Il faut dire que, même si mes amitiés de longue date sont très importantes pour moi, j’ai particulièrement besoin de voir de nouvelles têtes. Dès que cette dynamique s’amollit, je ressens la frustration et la lassitude du jeune couple :
Les cercles restreints incitaient les commérages ; le conformisme créait un système d’attentes qui les oppressait. Parmi ces personnes toutes identiques, toutes contentes de rester dans leurs bandes de copains du lycée, Anna et Tom se sentaient privés de la liberté d’être eux-mêmes, de s’inventer, d’être différents d’eux-mêmes.
Entendre d’autres personnes formuler ce besoin m’a permis de l’identifier et de mieux l’accepter. D’abord, Laura en parlé dans son témoignage sur Ciao Paris :
À Marseilles, je rencontre plein de gens cools et ça me nourrit beaucoup ! C’est aussi ce qui me manquait à Paris, où je me sentais un peu en vase clos. Même si j’adore mes amis, je fais partie de ces gens qui ont besoin de rencontrer du monde, c’est très important pour moi.
Il a aussi été évoqué par ma copine Mahé, qui part vivre au Brésil en septembre prochain :
Socialement, tout est moins cloisonné au Brésil qu’à Paris : quand tu rencontres quelqu’un à une soirée, il peut t’inviter chez lui le lendemain. Tout y est plus fluide en termes de relations, tu n’es pas coincé dans un cercle social. Pour autant, les amitiés ne sont pas superficielles non plus.
La frustration que je ressens parfois peut être liée à la monotonie des sujets de conversation, des blagues et des activités, ou à un conformisme intellectuel et moral que je trouve oppressant. Dans une bande de copains comme en famille, on peut se sentir assigné à un rôle. D’ailleurs, s’ancrer dans un groupe ou un lieu témoigne sûrement d’une sérénité (voire de certitudes ?) vis-à-vis de qui on est. À l’inverse, on attend souvent d’un déplacement qu’il nous confronte à nous-mêmes dans un autre mode de vie et qu’il produise ou confirme une évolution intérieure. Comme écrit Levi-Strauss dans Tristes Tropiques : “On court le monde, d’abord à la recherche de soi”.
Lors de son premier séjour au Brésil, ma copine Mahé m’a raconté qu’elle avait eu le sentiment de découvrir d’autres facettes de sa personnalité. C’est notamment pour poursuivre cette exploration qu’elle y retourne :
Au fond, je pense que j’ai encore besoin d’explorer qui je suis, ce que j’aime et ce que je valorise. Et c’est un peu un sujet de moment de vie ! Mes potes à Paris sont vraiment en train de s’installer, en mode mariage et tout. Au Brésil, c’est moins le cas. J’ai 28 ans et je suis dans un mood où j’ai encore envie de déconstruire plus que de construire. J’ai envie de m’offrir un Erasmus de plus, pour vivre une expérience et rebattre les cartes.
Je la comprends ! Ça me fait même un peu envie, car la liberté de la page blanche m’attirera toujours. Une tentation du nouveau départ retranscrite avec beaucoup de justesse par l’artiste Tara Booth dans une mini-BD Instagram.
Doit-on partir pour réussir ?
Inconsciemment, quitter sa ville natale reste une étape d’émancipation. Quand se contenter de rester chez soi peut témoigner d’un esprit peureux ou d’un chauvinisme étriqué, quitter la ville de ses parents évoque l’ouverture d’esprit et la curiosité.
Je me suis toujours sentie très admirative de l’audace et du courage de celles et ceux qui partent à l’étranger pour un séjour plus conséquent que des vacances ou un échange universitaire. Au fond, je ne suis pas sure d’être capable d’un tel saut dans le vide. À 18 ans, quand j’ai commencé ma prépa à Versailles, je pleurais tous les dimanches soirs avant d’entamer mon chemin vers le RER C, non sans honte quand je pensais aux copines qui s’étaient retrouvées de l’autre côté de la Manche ou de l’Atlantique. Par ailleurs, je me retrouve un peu dans les confessions de Mona Chollet qui avoue, dans son essai Chez soi, une odyssée de l’espace domestique, appartenir à l’espèce “des casaniers”.
Une journaliste casanière : voilà un oxymore embarrassant. Je suis à peu près aussi crédible qu’une charcutière végétarienne. (…) Le journalisme de terrain garantirait la pertinence et l’ouverture d’esprit, alors que la sédentarité dénoterait un repli coupable menant inévitablement à l’erreur et à l’abrutissement. Ce qui reflète une valorisation sociale plus général du mouvement perpétuel et de l’arrachement à soi.
En habitant toujours à Paris - où je suis née, où j’ai passé 20 ans de ma vie et où habitent mes parents - j’ai parfois l’impression d’être restée dans “les jupes de ma mère”, sentiment qui résonne avec cette analyse très juste de la poétesse Cécile Coulon :
Comme si rester dans cet endroit c’était rester dans l’enfance, dans l’adolescence, refuser de passer à l’âge adulte, et dans un même mouvement, refuser la possibilité de la réussite ou de l’échec.
Mais doit-on forcément partir pour réussir ? Cette question, sous-jacente à celle du lieu de vie, constituait le titre de l’article de la journaliste Eva Tapiero dans À l’écoute. Cette dernière y citait en effet un sondage de 2015 qui montrait que 38% des français interrogés s’étaient expatriés pour “progresser dans leur vie professionnelle”. À cela, elle ajoutait les raisons plus communes qui peuvent pousser au départ : “découvrir, voyager, partir à l’aventure”. Et enfin, citant la psychologue Agnès Florin, spécialiste du développement des enfants et des adolescents : “gagner en confiance en soi et en autonomie”.
Dans cette question se glisse aussi l’idée que quitter son lieu de naissance est une étape obligée d’un parcours d’ascension sociale - des schémas de réussite qui imprègnent la littérature classique et contemporaine. Beaucoup de romans dépeignent l’ennui voire la tragédie que c’est de rester coincé là où l’on est né, comme c’est le cas de Madame Bovary ou du jeune Anthony du roman Leurs enfants après eux, de Nicolas Mathieu. À l’inverse, les vies dignes d’intérêt semblent souvent se fonder sur un déracinement et l’appropriation d’un nouveau monde par le héros. Je pense au roman Americanah, qui se structure autour du départ d’Ifemelu aux Etats-Unis, mais aussi au Père Goriot, qui se termine sur la célèbre réplique du jeune Eugène de Rastignac :
Il lança sur cette ruche bourdonnante un regard qui semblait par avance en pomper le miel, et dit ces mots grandioses : “À nous deux maintenant !”
On dit de certains qu’ils sont “restés au bled”, expression qui témoigne du mépris qu’on peut avoir pour les personnes qui sont restées là où elles sont nées. Mes grands-parents avaient quitté des villages pour rejoindre des grandes villes de province que mes parents ont à leur tour quitté pour “monter” à Paris après leur BAC. La stagnation géographique évoquant la stagnation sociale, une logique de continuité aurait voulu que je quitte à mon tour la ville où je suis née pour rejoindre, de façon un peu caricaturale, une grande ville européenne et cosmopolite.
Bien sûr, les questions que je me pose sont un luxe. Eva Tapiero rappelle que l’exil est trop souvent subi et que pour beaucoup, il s’agit moins d’améliorer sa qualité de vie que d’en avoir une. La pression à quitter ma ville natale me pèse sûrement beaucoup moins que celles et ceux pour qui rester est vraiment vu comme un échec ou un gâchis. Je pense à mes quelques copains qui se sont arrachés au bercail pour “monter” à la capitale, parfois moins par envie que par devoir. Cette pression à partir pour “mettre toutes les chances de son côté”, elle est également très présente chez certains habitants des cités.
Celles et ceux qui résistent à ces injonctions déclenchent l’étonnement général. Ainsi, on demande souvent à la poétesse clermontoise Cécile Coulon, auteure publiée et reconnue, pourquoi elle n’est pas “montée” à Paris. Elle répond :
Cette question voudrait dire que la campagne et les petites villes de campagne, qu’on appelle vulgairement “la province”, ne seraient pas digne du talent de ceux qui y sont nés. Dans cette question, il y a l’idée que Paris serait à la fois la cause et la conséquence de la réussite. Moi, je crois qu’aujourd’hui, la vraie réussite, c’est de dire : “j’ai les moyens de choisir le lieu où je me sens bien, j’ai la force d’aller où je veux et de rester où je veux”.
Obnubilés par les cases à cocher, on en oublie combien écouter son ressenti physique et émotionnel est important, ce que rappelait Hortense, une lectrice qui a commenté mon dernier post :
Pendant longtemps, mon lieu de vie de me semblait pas être un sujet en soi et je pensais qu'il fallait réfléchir davantage aux opportunités professionnelles qu'au confort... Aujourd'hui j'ai compris qu'en ce qui me concerne, c'est tout l'inverse qui compte vraiment. Vivre au quotidien dans un environnement qui ne correspond pas à mes besoins profonds génère un stress très important. (…)
J'ai observé que beaucoup de gens allaient à Paris un peu comme un passage obligé, alors je pensais que cette ville pouvait convenir à tout le monde. Alors qu'en fait, je pense que pour s'y sentir bien, il faut aimer les sorties -qu'elles soient culturelles ou sociales- et avoir un certain niveau de revenus -pour en profiter. Moi qui ai besoin surtout de verdure, de calme, d'espace et d'une météo plutôt ensoleillée, j'aurais pu me douter que ça n'allait pas le faire !
En réalité (et sans même parler de la tragédie que représente la migration pour beaucoup), le lien entre déplacement et réussite est loin d’être évident. Déjà, parce que les normes de réussite, influencées par le contexte économique, écologique, géopolitique et sanitaire, ont évolué. Et si Paris centralise encore une partie de l’activité du pays, la revalorisation de certains métiers et l’apparition du travail à distance bouleversent cette “géographie de la réussite”, comme la nomme l’auteure Maud Ventura. Un élément de contexte que rappelle Cécile Coulon :
Aujourd’hui, on peut écrire un livre de n’importe où. Dans le Cantal ou la Bretagne, on peut envoyer un manuscrit par la Poste partout dans le monde pour un montant qui sera toujours moindre qu’un café en terrasse rue de Rivoli.
Peut-être faudrait-il se débarrasser tout court de ces définitions figées de la réussite, et c’est en partie le propos de Connemara, le deuxième roman de Nicolas Mathieu. Quand Hélène, née dans une petite ville de l’Est qu’elle a quitté pour faire de belles études, une carrière et changer de milieu, revient vivre dans la région 20 ans plus tard et y recroise Christophe, un fantôme de son adolescence, elle se dit “qu'il n'avait pas dû réussir grand-chose puisqu'il vivait encore dans les parages." Oui, mais voilà : tandis que Christophe mène une vie plutôt paisible, Hélène a le sentiment d’un gâchis et se sent à côté de ses pompes. Bref : en lisant ce magnifique roman, on se dit qu’il n’y a pas de recette.
Pour toutes les raisons que je vous ai citées, j’ai parfois envie d’aller voir ailleurs. Est-ce à dire que je dois “prendre mon bâton de pèlerin et quitter mon nid douillet pour aller vers l’inconnu ?”, comme se demandait Eva Tapiero ? Faisant partie des chanceux pour qui le départ ne tient qu’à la réservation d’un billet de train sur internet, peut-être “lèverai-je un jour l’ancre pour une exotique nature”, comme le poète Stéphane Mallarmé ou mon amie Mahé.
Le témoignage de cette dernière m’a d’ailleurs permis de comprendre que son départ était l’aboutissement d’un long processus de réflexion, et non le saut dans le vide que je m’imaginais. Elle a accepté que je le partage avec vous :
Mon entourage a cru que je partais sur un coup de tête, mais ça n’a pas été une décision brusque. J’avais fait mon échange au Brésil, j’avais fait le carnaval, j’avais adoré la culture et je m’étais fait des potes. Mais je n’étais pas prête à y emménager. 10 jours après mon retour à Paris, on était confinés. Et puis j’ai rencontré quelqu’un, on m’a proposé un job… J’ai fait ma vie à Paris, mais une petite voix me disait que je retournerais au Brésil. J’ai gardé contact avec les gens là-bas, j’écoutais de la musique brésilienne. J’étais vraiment en mode “saudades” !
Quand un pote brésilien m’a dit qu’il se mariait il y a quelques mois, je me suis dit que c’était l’occasion d’y retourner. J’ai pris des billets et je n’ai proposé à personne de m’accompagner - il fallait que je fasse ce voyage seule. Une fois sur place, je me suis sentie pleine d’énergie. Le premier jour, alors que j’avais pris un avion de nuit où je n’avais pas dormi, j’ai fait la fête jusqu’à 6h du mat’. Tout s’est fait un peu à l’arrache, de façon très fluide, et je m’y suis sentie vraiment épanouie. Mes potes brésiliens me disaient : « meuf, tu vas jamais partir !». Et mes copains parisiens me disaient : “tu ne vas jamais rentrer ! »
À mon retour, je me suis dit : « faut que j’y retourne ». J’avais moins d’attaches à Paris à ce moment-là : je m’étais séparée de mon mec quelques mois plus tôt et le boulot, c’était pas la folie. Je me suis dit qu’il fallait que je me laisse vivre cette expérience. Je me suis fixée une date et j’en ai parlé à tout le monde pour ne pas changer d’avis. Franchement, ça me semble surréaliste et j’ai des gros coups de stress : il y a des histoires de visa, je ne parle pas encore couramment le portugais, il faut que je trouve du boulot là-bas et je sais qu’il va y avoir des moments difficiles. Mes parents sont super vexés ! Mais je sens que c’est ce que je dois faire.
En tout cas, une chose est sûre: ces personnes qui partent nous mettent face à notre relation au changement et aux éventuels doutes qu’on aurait parfois préféré laisser sous le tapis. Comme l’écrit très joliment Claire Marin dans son essai Être à sa place :
Qui sont ceux qui osent partir ? Ils peuvent paraître bien insolents, à ne pas rester à leur place, à ne pas savoir s'en contenter. Ils agacent, révèlent les artifices, rebattent les cartes, en allant voir ailleurs, en s'imposant là où on ne les attend pas. Ils nous rappellent à leur manière que la vie sociale est traversée par des logiques communes à tous les vivants : la surprise, la création, l'inattendu, la déception aussi. Les êtres ne sont figés que parce qu'on les enferme.
Pour l’instant, je ne me sens pas prête à quitter Paris. Cette newsletter m’aura surtout donné envie de m’organiser un grand voyage pour l’année prochaine et de réinventer ma relation à Paris afin de retrouver l’enthousiasme, l’émerveillement et le plaisir d’habiter cette ville qui fourmille de pépites et de découvertes - à condition de se laisser surprendre. Affaire à suivre dans ma prochaine newsletter ! 😉
Les sources :
Le podcast Ciao Paris de Valérie Bauhain (j’ai écouté les épisodes avec Laura Bessis, Jean Viard, Ophélie Damblé, Alice Chéron et la psy Fabienne Kraemer). Coup de coeur pour ce podcast et sa petite ambiance latine !!
Townsizing, podcast de la journaliste américaine Ann Helen Petersen sur les “pros & cons” de quitter une grande ville pour rejoindre de plus petites communautés
L’épisode Pourquoi j’aime étonnamment vivre à Paris, de l’influenceuse Anna Rvr dans son podcast Contre Soirée
L’épisode Des villes viriles, du podcast Les couilles sur la table, par Victoire Tuaillon
L’épisode Vite, un jardin ! du podcast Vivons heureux avant la fin du monde, par Delphine Saltel
Chez soi, une odyssée de l’espace domestique, de Mona Chollet
Le Parfum des fleurs la nuit, de Leïla Slimani
Les Perfections, de Vincenzo Latronico
Les Choses, de Georges Perec
Être à sa place, de Claire Marin
L’article d’Eva Tapiero dans la revue À l’écoute, créée par Génération XX en 2020
Pourquoi rester quand tout nous pousse à partir ?, un TED talk de Cécile Coulon
Le blog Fragments et déflagrations, écrit par Julie Allison
Le post de Camille Teste sur la vie de village
Les commentaires-témoignages fins, sincères et touchants en réponse au post que j’ai publié en mai
Pour me soutenir
Bon, je crois qu’on peut dire que c’est un fail, cette histoire de petites annonces.
Après réflexion, je me demande si la meilleure stratégie n’est pas de vous proposer de me soutenir en échange de contreparties qui feraient sens pour vous et moi. Alors si vous pensez à des contreparties vraiment sympas / utiles qui pourraient vous donner envie de me soutenir sur la durée, n’hésitez pas à partager vos idées avec moi sur ce formulaire (une question y est dédiée) ! 😊
En attendant, si vous avez aimé cette newsletter et que vous avez envie de me soutenir, vous pouvez déjà me faire un don. Un grand merci à celles et ceux qui feront un petit geste ! ❤️
Et bon : je vous laisse quand même cette page Notion, si jamais l’envie vous prend de donner de la visibilité à votre marque, votre produit, votre service ou votre évènement un jour. Vous y trouverez toutes les infos sur mon lectorat, mes stats et les options de mise en avant que je propose !
À part ça, j’espère que cette newsletter vous a plu !! Si c’est le cas, n’hésitez pas à la transférer à un(e) ami(e) et à vous abonner si ce n’est pas déjà fait.
Et comme d’habitude, n’hésitez pas à me répondre ou à commenter ce post pour me partager votre ressenti. Je le dis à chaque fois mais vous lire me fait toujours hyper plaisir !!
À bientôt, Louise
Si jamais tu veux troquer le caca de pigeon contre du caca de mouette, tu es la bienvenue quand tu veux en Normandie 🤗 Plus sérieusement, ton texte condense parfaitement ce que je peux ressentir à chaque fois que je vais à Paris, comme ce week-end, où j'étais à la fois heureuse de revoir des amies de longue date, de traverser la moitié de la ville à pied pour les rejoindre en m'émerveillant autant de l'architecture des immeubles que des cafés au rez-de-chaussée qui me paraissent chaque fois plus hipsters... Puis au bout d'une heure de marche, on ne se sent pas vraiment revigorés, l'air dans nos poumons n'est pas très vivifiant, et notre tête n'est guère plus légère. On s'assoit à la table du restaurant, pensant avec satisfaction à la bière qui va nous être servie et qu'on "a bien mérité". Puis on découvre son prix sur la carte, on peine à croire celui des plats, et la promiscuité avec les tables de nos voisins nous parait nettement moins supportable après avoir réalisé que, contrairement à la TVA, le calme et l'intimité ne sont pas inclus dans le tarif. Des sentiments assez ambivalents au final, tiraillés entre la gratitude pouvoir me rendre quand cela me chante dans "la plus belle ville du monde" que des millions de personnes rêvent un jour de visiter, la joie d'y revoir des gens que j'aime, et en même temps l'éreintement que cette ville provoque chez moi, à cause du bruit, de la pollution, de la détresse sociale omniprésente, et de la frénésie absurde des rythmes de vie de ses habitants. Je pense que Paris est une ville qui nous épuise avant qu'on ne puisse s'en lasser. Mais paradoxalement, je suis contente d'y avoir des amis et de la famille qui constituent autant de bonnes raisons d'y revenir, et j'ai toujours le réflexe d'être étonnée quand je rencontre quelqu'un en province qui ne va jamais à Paris, voire qui n'y est jamais allé de sa vie. J'ai aussi remarqué que Paris me prenait particulièrement de l'énergie quand cette dernière était déjà basse avant de venir, comme si l'effervescence de la ville agissait comme une caisse de résonance à mes émotions, qui se transforment en réelle cacophonie lorsqu'elles étaient déjà dissonantes au départ. L'impact que Paris a sur moi est donc finalement un bon indicateur de comment je vais, et un rappel que peu importe où l'on va, on emporte toujours ses bagages avec soi. Et si Paris m'est encore supportable (à dose très modérée certes), c'est sans doute parce que les personnes que j'y retrouve rendent ces bagages plus légers en m'apportant de la Joie, et c'est pour moi son plus essentiel attrait :)
Je suis tellement impressionnée par la profondeur et la finesse de ta réflexion. Dans tous les cas il est évident que tu feras le bon choix 😊