Je m’appelle Louise, j’ai 26 ans et je vis à Paris. Dans cette newsletter, une sorte d’essai à la fois intime et documenté, j’essaye de comprendre des choses sur moi et le monde qui nous entoure. Un grand merci à ma mère et ma soeur pour leur relecture et leurs conseils. Bonne lecture !!
Coucou tout le monde !
J’espère que vous allez bien !!
Dans une newsletter parue en Février, je me retournais sur mon parcours afin de mieux comprendre les schémas et décisions qui m’avaient menée à des expériences qui ne me comblaient pas.
Cela pouvait laisser penser que “ça y est, j’avais trouvée”. Ironie du sort, je me suis sentie assez lasse et démotivée dans les semaines qui ont suivi. Mais quand une crise de ce type aurait pu me donner envie de tout plaquer il y a quelques années, j’en ai cette fois conclu que j’avais besoin de vacances. Dans cette newsletter, je vous raconte comment je me suis tournée vers l’écriture et ce qui me fait penser que je suis au bon endroit aujourd’hui (ou du moins, à un des bons endroits).
Petite préambule :
Je vois plus cette newsletter comme un encouragement à aller vers des activités qui nous font vibrer dans la vie qu’une injonction à tout plaquer pour un “métier passion”.
Déjà, parce qu’on a pas tous “une passion” qui justifierait de tout sacrifier. Étant plutôt de nature passionnée, j’ai longtemps pensé qu’il suffisait d'identifier ses passions et de se laisser guider. Dans cette interview, Elizabeth Gilbert avance qu’il existe deux types de profils. D’un côté, les marteau-piqueurs : profils plutôt passionnés, obsessionnels, qui ont tendance à creuser leur trou et se spécialiser. De l’autre, les colibris : profils plus ouverts et généralistes qui ont davantage tendance à explorer et au passage, à “polliniser” le monde et favoriser la circulation des idées. Cela m’a fait réaliser que j’étais plutôt marteau-piqueur et que j’ai pu donner des conseils à côté de la plaque à des amis colibris. Une erreur dont Elizabeth Gilbert s’excuse avec élégance : “Whatever you do, my sweet, beautiful hummingbird friends, never let a passion bully like me push you around again. You are perfect.”
À une époque où l’on est poussé à considérer le travail comme lieu d’accomplissement, la quête de sens et de passion devient une vraie source de pression. Or nous n’avons pas tous les moyens de suivre nos aspirations. Dans son livre La révolte des premiers de la classe, Jean-Laurent Cassely a enquêté sur les reconversions spectaculaires de “cadres et professions intellectuelles supérieures” devenus boulangers, fromagers ou brasseurs, tout en rappelant que le phénomène reste marginal à l’échelle de la société. Et quand bien même on en aurait les moyens, il n’y a pas un “bon modèle” et la bonne stratégie dépend des besoins de chacun. N’oublions pas que gagner sa vie ou bien s’entendre avec ses collègues sont des raisons légitimes d’aller travailler.
Par ailleurs, se dédier à 300% à une passion en espérant rencontrer bonheur, gloire et fortune sur le chemin est risqué, malgré la fétichisation de ces parcours et l’omniprésence des mantras du genre “follow your passion” ou “do what you love and money will follow” dans la culture populaire. Gardons en tête qu’exercer un métier passion peut, en justifiant tous les sacrifices, consumer et épuiser. À ce sujet, je vous renvoie à cette récente interview Blast sur “le piège du métier passion”.
Par ailleurs, ce que je vais raconter peut s’appliquer à une activité hors du spectre professionnel. Cela ne signifie pas forcément que celle-ci sera limitée au stade du “loisir”, qui dans notre imaginaire reste plus associé au divertissement et à la détente qu’à la maîtrise et l’excellence. Or si on en a envie, il n’est pas impossible de s’investir à fond dans une activité. Dans son article de blog Neither career nor hobby, le philosophe Amod Lele avançait qu’il nous manquait un concept entre “loisir” et “travail” :
We have a serious blind spot for what is between “career” and “hobby.” A career is what you do for money; anything you don’t do for money gets relegated to the status of an indulgent pastime, a mildly pleasant but unserious way to while away the hours until your real work begins anew. There’s a hidden and pernicious assumption underlying such a dualism: that anything not done for money is just not that serious.
Bref, il appartient à chacun(e) de bricoler son équilibre de vie en fonction de ses envies, de ses contraintes et de ses besoins. Pour autant, je trouve important de rester attentif à ce que l’on ressent, histoire de ne pas rester bloqué des années dans un boulot qui nous ennuie ou nous rend malheureux. À terme, persévérer dans un job qui ne nous correspond pas peut générer un coût psychique qui peut se traduire par du stress, des angoisses, un burn-out, une dépression. Mais voilà, j’espère ne pas rajouter de pression supplémentaire à ce sujet déjà saturé d’injonctions. Bonne lecture !!
Mes tâtonnements jusqu’à l’écriture
La cohérence et la linéarité des récits de vie est souvent trompeuse : rétrospectivement, on a tous tendance à voir un fil rouge dont on n’avait pas idée à priori. En comparaison avec les histoires de vocations ou de reconversions auxquelles j’ai eu accès dans les médias ou sur les réseaux sociaux, mon propre cheminement m’a toujours semblé laborieux, chaotique et douloureux. Mais sûrement idéalise-t-on les parcours des autres et minimise-t-on la part de ruminations et de doutes qu’ils traversent.
Dans ce court article pour le 1 hebdo, le psychiatre Robert Solé écrivait :
Le coach William Roy propose à ses clients de transformer leur existence en 60 jours. Plus rapide, Anna Austry publie chez Larousse 30 jours pour changer de vie. Les éditions Marabout font encore mieux avec le livre de Paul McKenna : Changer de vie en 7 jours.
Autant je suis sûre que thérapie ou coaching aident à mieux se connaître et identifier ce qui nous fait vibrer, autant ces récits de changements rapides et efficaces me laissent sceptique. Ma réalité se rapproche plus de ce que décrit la philosophe Claire Marin dans son essai Être à sa place :
Ce vrai lieu n’est pas celui que l’on atteint comme une flèche ca cible. On peut tourner longtemps autour d’un endroit avant de le faire sien. On rode, on estime, on s’approche. Certains oiseaux dessinent de grands cercles autour de l’arbre sur lequel ils finissent par se percher.
J’ai mis des années à faire le deuil du dessin, ce qui impliquait de me défaire d’une étiquette rassurante et de renoncer à la reconnaissance qu’elle m’apportait. En décembre 2020, j’écrivais sur mon blog que “je ne me reconnaissais pas dans l’objectif de devenir artiste”, et que “rien ne me paraissait plus naturel que les mots pour exprimer ma vision du monde”. Deux mois plus tard, je racontais mes nouveaux achats d’aquarelle et d’encre de chine. Mon éclair de lucidité n’avait pas suffi à me faire tourner la page.
Dans l’épisode Transformation is hard de son podcast Hurry Slowly, la coach Jocelyn K. Glei rappelle que le changement est souvent plus lent, illogique et inconfortable qu’il n’y paraît. Et dans l’épisode Letting go isn't easy, elle raconte comment elle-même a mis des années à abandonner un projet d’écriture de scénario devenu malsain, mais auquel elle était très attachée. Son témoignage m’a rappelé qu’on n’était pas des robots et aidée à juger mon parcours pas très logique et linéaire avec moins de sévérité :
Expecting major transformation to happen easily and speedily is a recipe for impatience, stress, and self-criticism. (…) We will spend a substantive portion of our lives in the process of transforming, which is why I think it’s important to have a realistic understanding of how these transformations unfold — and at what pace. And part of coming to terms with that involves letting go of this idea of a magical, alchemical instant easy transformation.
Personnellement, j’ai un peu l’impression d’avoir commencé à écrire par accident. Une phrase de la coach m’a parlé : “the funny thing about change - and actively pursuing it — is that it never unfolds quite like you think it will”.
J’ai créé cette newsletter il y a deux ans avec l’intention de raconter ma vie d’artiste et de communiquer sur mes dessins. Mais petit à petit, l’envie de dessiner s’est tari et celle d’écrire a grandi. Comme un amant qui prendrait peu à peu la place du mari, cette newsletter, projet “annexe” qui en réalité m’excitait beaucoup plus, m’a de plus en plus accaparée. Dans son essai, Claire Marin pose d’ailleurs cette question très juste :
Qu’est-ce qui rétrospectivement se révèlera central alors qu’on l’avait considéré, par naïveté ou modestie, comme marginal ?
La journaliste Haley Nahman raconte qu’elle ne l’avait pas vu venir non plus. Dans cette interview, elle revient sur sa première expérience professionnelle en tant qu’office manager et raconte le soin et le plaisir innocents qu’elle avait mis à rédiger le portrait des employés pour le blog de son entreprise - une mission qui ne figurait pas dans sa fiche de poste.
I think I was trying to bring “creativity” into my role. Creativity was always just a side project for me. I didn’t emphasize it, but I knew that I always wanted to be it. I didn’t even know what it meant, but I decided to do the blog interviews of all our employees. And they were really playful and I put a lot of work into them and my boss really liked them.
Je trouve intéressant que cette envie ait grandi naturellement, moi qui peux parfois m’engager de plein gré dans des projets qui me coûtent. Justement parce que j’écrivais “pour le kiffe”, la démarche était sincère. “Comme si se dévoilait une vérité ou une orientation fondamentale dans l’irréfléchi et l’involontaire”, écrit encore Claire Marin.
Rétrospectivement, mon goût pour l’écriture ne sort pas non plus de nulle part. J’ai toujours aimé lire et préféré les matières littéraires. En classe de 1ère, j’étais passionnée par mes cours de français et je me souviens avoir ressenti une immense fierté un jour où ma prof a lu un de mes copies à la classe. D’ailleurs, je ne me suis jamais aussi bien préparée à une épreuve du BAC et n’ai jamais eu d’aussi bonnes notes. Certaines réussites nous indiffèrent, d’autres nous font ressentir une grande fierté. Certains échecs nous glissent littéralement dessus, quand d’autres nous blessent. Une mauvaise note dans une matière littéraire représentait toujours une petite blessure d’orgueil. Plus tard, j’ai adoré écrire des critiques de films pour l’asso de cinéma de mon école, accompagner mes dessins de petits textes dans mes carnets de voyage et ouvrir une page “blog” sur mon site pour écrire. Quand j’ai suivi quelques mois d’une formation de théâtre il y a 3 ans, je ne me suis jamais sentie aussi à l’aise et valorisée que lors d’un exercice d’écriture, qui m’a aussi permis de présenter quelque chose de plus personnel à la classe.
Mais pour moi, l’écriture restait une activité annexe et je ne m’autorisais pas à lui donner plus de place. Peut-être parce qu’écrire ne me semblait pas une compétence à part entière et que je trouvais plus original de dessiner. Peut-être parce que je ne connaissais pas les métiers de l’écriture et manquais de modèles qui auraient pu m’inspirer, comme en témoigne Haley Nahman :
At the time, the idea of being a writer was so alien to me. I thought writers lived in cabins and wrote novels. I didn’t have a concept of a young person working in media, writing little articles. That was just so far from my reality. I was living in Silicon Valley, I didn’t really grow up or go to school with anyone who wanted to work in media. It was a totally foreign world to me.
Il n’est pas toujours facile d’être lucide sur soi, et notre entourage devine parfois bien avant nous la direction que l’on va prendre (mis à part nos parents, souvent biaisés par des peurs et des projections). Alors que Haley Nahman pensait tout bien faire dans son boulot d’office manager, son boss l’a licenciée. Le jour de son départ, il lui a lancé : “you should become a writer !”. De même, le norvégien Joachim Trier racontait sur Boomerang que ses copains avaient eu une longueur d’avance sur sa vocation de réalisateur :
J’ai fait du cinéma quand j’étais môme. Mais ensuite, j’ai été champion de Norvège de skate board, j’ai fait du break dance puis du hip-hop, j’ai été dans un groupe punk. À 18-19 ans, j’ai enfin fait mon coming-out de réalisateur. J’ai dit à mes potes : “les mecs, je crois que je vais essayer de faire du cinéma !”. Et mes copains m’ont dit, comme dans tous les coming outs : “mais on le savait !”
Aurore Serra, qui est comédienne et la metteuse en scène de ma troupe de théâtre, m’a raconté une discussion qu’elle avait eu avec une collègue de stage :
La journée, j’étais en stage, et le soir, j’allais à mes cours de théâtre. J’avais plus de 20h de cours par semaine et un jour, une collègue m’a demandé : “mais en fait, tu veux devenir comédienne ?” J’avais répondu “ah non, pas du tout, c’est juste pour le kiffe !”. En fin de compte, réussir à dire que je voulais en faire mon métier m’a pris des années. Je crois que je ne me sentais pas légitime et que j’avais un peu honte de dire que je voulais être comédienne - pour moi, ce n’était pas un vrai métier.
De mon côté, l’envie a fait son chemin, stimulée par les rencontres et les expériences. Mon stage chez Génération XX m’a donné un aperçu du monde des médias indépendants et plongée dans les réflexions éditoriales liées à l’animation d’un podcast et à la création d’une revue papier. J’ai adoré rédiger la newsletter du podcast, chercher des recos culturelles utiles et originales, dénicher des GIFs poétiques ou des jolies images, m’exprimer en mon nom. Sa créatrice Siham Jibril m’a fait découvrir plein de newsletters et a eu la bienveillance et la générosité de m’encourager à écrire, notamment en m’offrant un atelier à l’école Les Mots en guise de cadeau de fin du stage. Une jolie intention qui a sonné comme une autorisation à aller plus loin.
Aurore m’a aussi raconté que les retours de ses profs l’avaient aidée à se sentir légitime :
Une prof m’avait dit que “si jamais je décidais un jour d’en faire un métier, j’aurais bien raison”. Finalement, pas mal d’indices m’ont encouragée à penser que j’y avais ma place. Ce que j’avais moins senti en entreprise, étrangement…
Au-delà de ces indices, j’ai envié des personnes comme les blogueuses Garance Doré et Mai Hua, les youtubeuses comme Solange te Parle ou Ana Akana, des personnages comme les jeunes poétesses des romans de Sally Rooney ou Ifemelu dans Americanah, le roman de Chimamanda Ngozi Adichie. Au passage, je me rappelle avoir été scotchée par les TED talks de cette dernière et m’être sentie pleine d’admiration et d’envie pour l’intelligence, l’humour et le talent de narration de cette dernière. Et puis, je me suis parfois dit que les prêtres, imams, rabbins (etc), qui me semblent être proches des gens avec une approche à la fois psychologique, littéraire et philosophe, devaient avoir un quotidien passionnant.
Comme les regrets, l’envie ou la jalousie peuvent être des sentiments désagréables jusqu’à ce que l’on reconnaisse le désir qui se cache derrière, et que l’on accepte de se dire “pourquoi pas moi ?”. À ce moment-là, l’envie peut devenir de l’inspiration. Ce moment, la coach Clotilde Dusoulier raconte l’avoir vécu un jour qu’elle était en formation de coaching et écoutait les témoignages de coachs bien établies :
Par la générosité de ces femmes dans le partage de leurs doutes et de la réalité de ce qu’elles vivaient au quotidien, je me suis rendu compte qu’elles étaient juste des êtres humains, qu’elles n’étaient pas spécialement plus talentueuses, plus intelligentes ou plus équipées que moi. À ce moment-là, je me suis dit : “si c’est possible pour elles, c’est possible pour moi”.
Dans les baskets de qui s’installerait-on bien, le temps d’une journée ? Quelle décision prise par un(e) proche pourrait nous rendre malade d’envie ? Dans cet autre article, Haley Nahman raconte le pincement au coeur ressenti quand une amie lui a annoncé qu’elle déménageait à New York, alors qu’elles vivaient toutes les deux à San Francisco. L’envie mêlée d’amertume qu’elle a senti à ce moment-là a été un déclic. Six mois plus tard, elle partait s’installer à New York.
Début 2021, après la fin de mon stage chez Génération XX, j’ai ouvert un compte sur Substack, plateforme de newsletters alors adoptée par un nombre croissant de journalistes indépendants. Encore concentrée sur le dessin et la peinture, j’ai d’abord présenté cette newsletter comme un journal de bord où je parlerais de mes projets artistiques et de mes inspirations. Dans ma première newsletter, après un paragraphe intitulé “1er chantier : recommencer à dessiner”, j’écrivais : “deuxième chantier : écrire (???)”. Aujourd’hui, ça fait plus d’un an que j’ai arrêté le dessin et ma newsletter est le projet qui me tient le plus à coeur.
Les sensations qui nous guident
Je crois qu’il faut avant tout écouter ses sensations. Cela semblera évident à certains, mais en ce qui me concerne, j’ai davantage été guidée par un besoin de validation que par le désir innocent de faire les choses. Je commence tout juste à considérer mes sensations comme valides.
Dans sa newsletter The right thing for you will not feel wrong all the time, Ava Huang raconte qu’elle aussi a mis longtemps à se faire confiance :
For a long time, I had no self-trust: I didn’t believe that I could spot a good thing if I was really in it. I ran away from the things that gave off the signs of actually being correct. Take writing, for example. I’d always received good feedback about my writing. People in my life would tell explicitly tell me that they thought I should try to write full-time. I was happiest and most fulfilled when I wrote. There were signs that I should commit myself to writing. And yet… for years, I just didn’t?
Depuis quelques mois, avec l’aide d’une psy, je fais la part des choses entre les choix motivés par un besoin de validation et ceux motivés par le désir sincère de faire les choses. Ma psy m’a expliqué que deux types d’énergies peuvent motiver nos décisions :
L’énergie d’évitement ou de peur (qu’on peut associer à un type de motivation extrinsèque) : on prend une décision parce qu’on a peur du jugement, de la réprimande, de la punition, du sentiment d’échec ou de honte. Cette énergie est en jeu quand on choisit tel stage prestigieux juste pour éviter de sortir du droit chemin, quand on choisit option latin pour s’assurer d’avoir une mention au BAC ou quand on veut perdre du poids pour éviter de se prendre des remarques. Cette énergie-là peut motiver pendant un temps mais elle faiblit dans la durée, comme si on n’avait mis que quelques gouttes dans le moteur. Dans mon cas, cela explique ma note médiocre au BAC de latin et l’échec des régimes que j’essayais de faire au lycée.
L’énergie de désir et de plaisir (type de motivation intrinsèque) : on prend une décision pour aller vers quelque chose qui nous fait vibrer, nous anime, provoque en nous une sensation de vitalité. Cette énergie-là remplit le moteur régulièrement et abondamment, elle motive de façon intense et durable.
J’ai souvent eu tendance à imaginer chez les gros bosseurs une capacité supérieure de travail et d’organisation, mais ces personnes sont peut-être aussi plus motivées. Un de mes meilleurs amis, parfois gentiment surnommé “la machine”, s’investit à 2000% dans tout ce qu’il fait. Que ce soit dans ses groupes de musique ou l’entreprise qu’il fait grandir depuis 3 ans, je l’ai toujours connu impliqué, discipliné et persévérant. Il vient de se mettre à la salsa et je ne serais pas tellement surprise de le voir un jour apparaître sur le plateau de Danse avec les stars. Certes, il fait sûrement partie des profils “marteau-piqueur” dont je parlais plus haut, mais c’est aussi quelqu’un qui sait s’écouter. D’ailleurs, je lui ai demandé et il m’a dit :
“Je pense que j’ai été profondément malheureux à des moments où je n’étais pas à ma place, et je refuse cet état”.
- Du coup tu fuis très vite les situations qui te pèsent, et tu ne fais globalement que des trucs qui te plaisent vraiment ?”
- Oui, je pense que c’est ça.
Ainsi, mon ami se retrouve dans des projets cohérents avec ce qu’il est et ses valeurs. Ce faisant, il bénéficie d’une motivation intrinsèque qui alimente la persévérance, la discipline et la résilience qu’on lui connaît.
Cela m’a fait penser au concept de “flow” élaboré en 1975 par le psychologue hongro-américain Mihaly Csikszentmihalyi, pionnier du courant de la psychologie positive. Ce dernier raconte avoir nommé cet état “flow” parce que les personnes interrogées lui racontaient qu'elles se sentaient comme portées par le courant d’une rivière. J’ai parfois cette impression avec l’écriture, en comparaison avec des moments de ma vie où j’ai eu l’impression de nager à contre-courant. Certes, ce n’est pas toujours “un long fleuve tranquille” : il m’arrive de ramer un peu, de tomber à l‘eau et de boire la tasse. Mais ça reste naturel, je ne me pose plus 3000 questions quant à la direction à prendre, je passe par des rapides où avancer me semble facile et naturel. Malgré la monotonie apparente du chemin, je sais que je peux y découvrir plein de nouveaux paysages.
On se sent vivant, joyeux et plein d’envie
On entend beaucoup parler de quête de sens, et même si la question est légitime, il me semble qu’elle peut donner lieu à des réponses polissées et désincarnées. Je trouve plus concret de parler de plaisir, d’amusement, d’excitation ou de vitalité. “What do you want a meaning for ? Life is a desire, not a meaning !” aurait dit Charlie Chaplin. Cela me rappelle le conseil d’un ancien prof de théâtre : pour être bon comédien, il faut d’abord ressentir l’envie d’aller sur scène.
Cela rejoint la façon dont Aurore m’a parlé du théâtre :
Quand j’ai commencé les cours pro, je me suis vraiment sentie à ma place. J’adorais être sur scène, je me sentais super épanouie. Je découvrais des livres, des pièces, des auteurs, de la poésie, et j’avais le sentiment d’enfin réapprendre des choses intéressantes. Et puis, j’adorais l’esprit de troupe. Le côté humain et littéraire me faisait vibrer.
Ma copine Emma, qui a démissionné d’une entreprise d’urbanisme il y a quelques mois pour faire une école de théâtre, m’a dit ce que représentait “la vocation” pour elle. J’ai trouvé sa définition aussi jolie que juste :
Je ne saurais pas comment définir précisément la vocation mais pour moi, c’est lorsqu’on fait quelque chose qui nous épanouit, comme la fleur qui s’ouvre. Quand on est au bon endroit, on est serein et ouvert au monde. Et on a une force de vie, beaucoup d’envie et de désir.
Quant Charles Pépin demande à Claire Marin “comment on fait pour trouver sa place ?”, celle-ci répond :
On le sait quand, dans une activité ou une relation, il y a quelque chose de neuf ou de vivant qui se crée. Bergson disait que quand on était créateur il y avait un sentiment de joie, tout simplement. Peut-être que ces sentiments-là, qui peuvent être la sérénité ou l’exaltation, l’intensité, le réhaussement du sentiment d’existence, nous disent qu’on est à l’une des “bonnes places” qu’on peut occuper.
Quand certaines activités nous ennuient et nous donnent l’impression de nous éteindre à petit feu, d’autres nous font nous sentir vivant et nous donnent envie de nous lever le matin.
Cette joie et cette implication se sentent assez vite. Je pense à mon amie Estelle qui part régulièrement dans des fous rires pendant ses réunions zoom avec son équipe de développeurs, ou à ma copine Isabeau qui se marre toute seule en corrigeant ses copies ou en imaginant des jeux pour faire rentrer les déclinaisons de latin dans la tête de ses élèves. Cette dernière m’a dit un jour qu’elle avait la sensation de “jouer à la prof”, et quelque part, ça prouve qu’elle s’amuse bien.
On est dans le “moment présent”
Parmi les indicateurs qu’on est dans “le flow”, Mihaly Csikszentmihalyi cite notamment “la concentration intense focalisée sur le moment présent” et la “distorsion de la perception du temps”. Moi qui peux avoir du mal à être dans le moment présent, je suis très concentrée quand j’écris. Dans ces moments, j’oublie “le temps des horloges”(Annie Ernaux, Le Vrai Lieu), je laisse les messages s’accumuler sur mon téléphone, je ne pense à rien d’autre. C’est aussi ce que raconte Marie Malphettes, devenue prof de français après avoir commencé sa vie pro chez My Little Paris, dans son témoignage pour le podcast La Bascule.
Toujours dans la même interview, la réalisateur Joachim Trier raconte ce qu’il ressent sur le tournage au moment de dire “action !” :
Je me sens présent au monde, ce que je ne ressens pas quand je fais d’autres choses. Je suis un ancien skateur, je me suis cassé jambes et bras, j’ai sauté depuis des toits, j’ai pris des risques, parce qu’il me tardait d’être dans l’instant. Au cinéma, on a ce sens de la présence. Il n’y a rien d’autre au monde qui compte que de trouver la bonne prise. Je n’ai rien d’autre à l’esprit. Je me sens très zen, très dans le moment présent.
Quand Csikszentmihalyi cite aussi "la disparition de la distance entre le sujet et l'objet”, Claire Marin parle d’une “présence à l’oeuvre qui s’élabore, plutôt que présence à soi dans une forme d’introspection narcissique”. Quand on est là où l’on doit être, on est sûrement moins accaparé par des questions d’égo : on est au service de l’objet ou de la mission. Dans le recueil d’entretiens Le vrai lieu, Annie Ernaux revient sur son parcours et son entrée dans la littérature. Elle y raconte ne pas avoir été découragée par le refus de son premier roman, et ne pas avoir tellement pensé à la publication au moment d’écrire son livre Les Armoires vides :
Bien sûr, je savais que j’écrivais un livre, mais je n’avais pas de garde-fou, de censure, pour l’écrire. Je ne pensais qu’à une chose, aller au bout de mon texte, ensuite on verrait bien. (…) Ce que je cherchais, c’était la justesse, la vérité, faire ressentir et comprendre.
Bref, “l’important c’est le chemin”. L’année dernière, j’ai déjeuné avec une copine qui venait de réaliser un court-métrage et semblait déçue de l’accueil fait à ce dernier. Bien sûr, il est toujours décevant de voir des mois de travail tomber dans le vide. Mais son ressentiment était tel que je me suis demandé si le process lui avait vraiment plu. J’ai peut-être extrapolé, mais sa frustration m’a rappelé cette période où je ne dessinais plus que pour une reconnaissance floue et fantasmée. Aujourd’hui, parce que mon quotidien me comble, je vois plus cette reconnaissance comme la cerise sur le gâteau. Un bonus.
Interviewée par Oprah Winfrey, l’auteure du best-seller Mange, prie, aime Elizabeth Gilbert raconte ce qui l’a motivée à écrire “dans le vide” pendant des années.
I have to be very honest with you, because it would be disingenuous of me to claim anything else. Passion has worked for me. Passion was the thing that kept me in the game before anybody else except me cared about what I was doing for a long time.
I used to make a living as a bar tender. After work, I would come home, take up my shoes and go to my real work, which was writing. And I did that day after day, year after year, even when I was getting nothing out of it except rejection letters. Nobody likes being rejected, but my passion for writing was so big that it made me stay in the game.
Le gâteau, c’est ce que ma newsletter crée dans ma vie. Le temps d’introspection et d’exploration que je m’accorde, la liberté et l’indépendance dont je dispose, les conversations que j’ai avec mes proches, les heures à lire et écrire dans des petits cafés. Et puis, écrire me permet de retrouver de la clarté et de la lucidité dans le tourbillon du quotidien, d’avancer dans ma vie, de me sentir exister et écoutée, de me sentir forte et digne. Bref, que cette newsletter plaise ou pas, qu’elle gagne plein d’abonnés ou pas, qu’elle me permette de gagner de l’argent ou pas, j’aime mon quotidien et c’est le plus important. Et si je fais ce que je fais, c’est d’abord pour moi. Dans les moments de doute, ces pensées m’apaisent beaucoup.
À ce propos, je suis tombée sur une citation très juste de Neil Strauss, un auteur américain. À mon avis, elle vaut pour tous les types de métiers :
Great artists do their best work because they’re excited or compelled to do it, not because they think it will be popular or big. The art you love was likely made from love. Ambition was an afterthought. Validation-seeking is a purpose killer. If you’re not doing it for you, then don’t do it.
On se sent plus impliqué, exigeant et créatif
Dans cette interview du journal 20 Minutes, Claire Marin avançait :
Se sentir à sa place, c’est sans doute s’engager dans une activité qui nous paraît essentielle. Ça peut être l’éducation, soigner un patient, défendre un client, monter son restaurant… C’est autour de cette activité que les autres s’organisent.
Personnellement, j’ai enfin le sentiment de m'être mise au service d’un enjeu important. D’ailleurs, que cette newsletter puisse paraître futile à d’autres m’indiffère. Je me sens plus impliquée et exigeante. Alors que je peux être un peu nonchalante par ailleurs, l’idée de vous envoyer une newsletter bâclée me comble d’effroi. Bien sûr, je suis consciente que je ne sauverai jamais des vies. Mais qu’importe, il y a là un enjeu que je prends au sérieux, ce qu’exprime très bien Annie Ernaux :
Tant que le livre n’est pas fini, il y a toujours des choses à changer, à ajouter, une sorte de perfection à atteindre. C’est un devoir, de l’atteindre. D’où vient ce devoir ? Je n’en sais rien.
Avec ce sentiment d’un enjeu qui me dépasse, je met plus naturellement mon égo de côté. Je suis attentive aux critiques, je relis chacune de mes newsletters des dizaines de fois, je supprime aisément des passages qui ont compté des heures de travail. Je me sens aussi plus libre, curieuse et créative qu’avant. J’ai envie d’essayer de nouveaux formats et de varier les sujets. Tout ce qu’il se passe dans les médias et autour de l’écriture en ce moment m’intéresse beaucoup. Ce sentiment d’être à ma place me libère de mes complexes et mes scrupules (par exemple, je parle plus facilement d’argent et je demande plus facilement de l’aide).
Il y a deux mois, dans le cadre du festival de la newsletter, j’ai écouté le témoignage de Charlotte Richard, rédactrice en cheffe de Voxe.org, newsletter d’actualité que je lis tous les matins en buvant mon café. L’excitation, la fierté, l’implication, l’exigence de Charlotte étaient palpables quand cette dernière parlait de Voxe et de “Chloé”, leur lectrice fictive. L’enjeu était très clair : donner à Chloé des clés d’émancipation et de compréhension du monde. La journaliste a aussi mentionné ce danger de s’écouter écrire : “on écrit pas pour nous, on écrit pour Chloé !”.
Cette exigence et cette implication peuvent aller avec un peu de stress. Dans l’article What is a good job ?, le chercheur Marcus Buckingham, consultant au sein de l’institut Gallup, témoignait d’une corrélation positive entre le sentiment d’avoir un travail épanouissant et du “bon stress” (excitation, rapport légèrement obsessionnel au travail). “Sans un mauvais stress”, précise-t-il, qui induit des sentiments d’épuisement, d’aliénation et de déconnexion d’avec ses proches.
When you feel lots of eustress and are devoid of distress, you have all of the feelings listed in our definition of a good job: You are more likely to feel your strengths are seen and valued, you’re more resilient and connected to your colleagues, and you’re less likely to say you’re actively interviewing for a new job.
Et ce qui fait la différence, selon lui, entre le bon et le mauvais stress, c’est le plaisir à effectuer les tâches quotidiennes associées au job. Cela résonne avec ce petit passage du Prophète, de Khalîl Gibrân, qui n’y va pas par quatre chemins :
Si vous cuisez le pain avec indifférence, votre pain sera amer et n’assouvira qu’à moitié la faim de l’homme.
Et si vous pressez les grappes de raisin à contrecoeur, vous distillerez dans le vin le poison de votre rancoeur.
Et même si vous chantez comme des anges sans être pour autant passionné de chant, vous rendrez l’homme sourd aux voix du jour et aux voix de la nuit.
Encore une fois, cette vision est à relativiser : on a pas toujours le choix de faire ce qui nous fait vibrer au quotidien et le job parfait n’existe pas. Mais la vie est courte, alors autant essayer d’aller vers les choses qui nous font vibrer (que ce soit au boulot, le soir ou le week-end).
On peut être un peu obsessionnel(le)
À quoi revient-on tout le temps ? Pour quelle activité notre désir nous semble-t-il inépuisable ? Quelles valeurs nous semblent essentielles ? La transmission, la beauté, le soin, la sécurité, l’innovation, le divertissement, l’information ? “Examinez en vous votre vrai désir, l’essentiel, ce qui compte pour vous !”, nous encourage Charles Pépin. Et dans cette conversation avec Claire Marin, il ajoute :
L’idée de Lacan, c’est que ce désir persiste. On a plein de désirs, mais il y en a un qui est une sorte d’axe inconscient. A la fin de son séminaire L’éthique de la psychanalyse, Lacan dit : “il faut pas céder sur son désir”. Autrement, on le paye !
Pour trouver “son truc”, on peut se demander ce dont les autres se lassent avant nous. Que pourrait-on faire, de quoi pourrait-on parler pendant des heures ? À quel endroit déborde-t-on d’énergie et de curiosité ? Qu’est-ce que les autres peuvent trouver un peu excessif chez nous ? Quand elle était petite, ma soeur faisait constamment des roues et des poiriers - une énergie physique qu’elle a fini par canaliser en faisant de la gym en compétition. Un ami médecin passionné par ce qu’il fait ne peut s’empêcher de me parler des dernières trouvailles en génétique ou de faire défiler devant mes yeux ses dernières photos de labo (bien que je n’y comprenne strictement rien). De mon côté, je dois parfois me faire violence pour ne pas partir dans des analyses psychologiques infinies ou poser un flot de questions existentielles à mes voisins de table.
Ces obsessions ou cette curiosité se révèlent tôt. Au mariage de mon amie Isabeau, les discours nous ont appris que cette dernière avait toujours eu une autorité naturelle et joué à la maitresse. C’est aussi ce que raconte Marie Robert, qui a su très tôt qu’elle était faite pour la transmission. Un Hugo Travers a apparemment toujours eu envie de créer son média. De mon côté, je n’ai jamais pu m’empêcher d’écouter aux portes et j’ai encore sur mon ordinateur des listes de questions existentielles que je trimballais à la cour de récré avec un stylo et une grille (“c’est quoi pour toi l’amour ?” ; “dis-moi ta plus grande peur !”).
Nos émotions de frustration, de colère, de vide ou de tristesse peuvent aussi nous aider à mettre le doigt sur ces obsessions. Emma m’a ainsi raconté avoir eu l’impression de passer à côté de ce qui l’intéressait en entreprise :
Ce qui m’intéresse, c’est de comprendre comment fonctionnent l’être humain et les interactions sociales en profondeur, et de façon sensible. En entreprise, j’avais l’impression de ne pas pouvoir accéder à l’humain. D’abord parce que ce n’était pas le sujet, mais aussi parce qu’y avait trop de barrières et de codes sociaux pour accéder à cette authenticité. J’avais l’impression de passer à côté de mon intérêt principal.
On se sent “soi-même” et aligné(e)
Au-delà de la joie, de l’excitation et du plaisir - des signaux forcément fluctuants, on peut avoir le sentiment d’une authenticité, d’une cohérence, d’une vérité de soi qui s’expriment quand on pratique l’activité. Même dans les moments les plus ingrats, on sent qu’on est “là où l’on doit être”. “Some things in life feel realer than others. When I follow these things I feel the most like myself”, écrit Ava Huang.
Marcus Buckingham rappelle d’ailleurs que le “bon job” permet d’être soi-même. Déjà, ce dernier doit se placer dans un environnement où l’on n’est pas discriminé sur des critères de genre, de race, de religion, d’orientation sexuelle ou de handicap, et l’on n’a pas à se cacher. Il doit aussi nous permettre de mettre à profit nos talents, d’exprimer notre singularité, et d’être vu et reconnu comme la meilleure version de soi-même. Cela rejoint la définition de la liberté de Bergson, entendue plusieurs fois :
Nous sommes libres quand nos actes émanent de notre personnalité entière, quand ils l’expriment, quand ils ont avec elle cette indéfinissable ressemblance qu’on trouve parfois entre l’œuvre et l’artiste.
Comme on dit parfois des rencontres, c’est “comme si on se connaissait depuis toujours”. Notre posture nous semble juste, naturelle, évidente. Personnellement, j’ai toujours été curieuse, avide de conversations sincères et à l’aise avec le fait de me “mettre à nu”. Je ne sens pas de dissonance entre la personne que je suis “personnellement” et “professionnellement”.
On se sent plus libre et plus puissant(e)
Moi qui ai longtemps eu peur de choisir, de renoncer et de m’enfermer, je ne ressens plus de contradiction entre engagement et liberté. Annie Ernaux l’exprime avec simplicité :
J’étais prisonnière du texte, mais pas du tout avec un sentiment de limitation. Au contraire, de cette emprise venait une sensation de puissance.
Parmi les caractéristiques de l’état de flow, Csíkszentmihályi cite “le sentiment de contrôle et de puissance sur l’activité exercée”. Quand je dessinais, j’avais l’impression d’être privée de mes moyens et de ne pas parvenir à m’exprimer. Je sentais que mon talent et ma créativité étaient limités et je n’arrivais à pallier ce manque de confiance qu’en m’inspirant à droite à gauche. D’ailleurs, la frontière avec l’imitation était parfois assez mince.
À l’inverse, les mots me donnent le sentiment d’un espace de liberté infini, comme le décrit Leïla Slimani dans son livre Le parfum des fleurs la nuit :
Ecrire, c’est s’entraver, mais de ces entraves même naît la possibilité d’une liberté immense, vertigineuse. Je me souviens du moment où j’en ai pris conscience. C’était en décembre 2013 et j’écrivais mon premier roman, Dans le jardin de l’ogre. (…) J’étais assise à la table de la salle à manger, face à mon ordinateur, et j’ai pensé : “à présent, tu peux dire absolument tout ce que tu veux. Toi, l’enfant polie qui a appris à se tenir, à se contenir, tu peux dire ta vérité. Tu n’es obligée de faire plaisir à personne. Tu n’as pas à craindre de peiner qui que ce soit. Écris tout ce que tu voudras.”
Au micro de Louise Aubery, la journaliste Léa Salamé rappelle d’ailleurs que l’on tend vers la puissance et la liberté au fur et à mesure qu’on se trouve :
Je ne pense pas qu’on puisse être profondément libre à 20-25 ans - ou alors c’est une rareté, parce que c’est un chemin. Et de la même façon que la liberté, c’est difficile de trouver une femme puissante à 18 ans, parce qu’à 18 ans on doute, parce qu’à 18 ans on se cherche. Moi-même, je ne peux pas dire aujourd’hui que je me sens puissante : je tend vers la puissance, la puissance n’étant pas le pouvoir mais le sentiment d’être centré, d’être dans son axe, d’être à sa place.
Ce sentiment d’alignement me donne confiance en moi. Je me sens mieux dans mes baskets. Parce que je me sens exister et écoutée, j’ai moins besoin d’attirer l’attention et de prouver des choses. Je me sens plus entière, directe et sincère. Comme l’exprime si joliment Claire Marin, j’ai le sentiment que ma voix s’ajoute à la “conversation humaine” :
Être à sa place est bien une expérience physique. Je suis à ma place quand ma voix est posée, quand elle est la mienne, et non pas une voix étouffée par la censure ou les voix dominantes, ni une voix empruntée à d’autres, ni essoufflée par l’angoisse ou saccadée sous la contrainte. Être à sa place commence peut-être par cette libération d’une voix propre, qui traduit une forme de subjectivité et “s’ajoute à la conversation humaine”.
Ceci dit, ce n’est pas une baguette magique !
Ce sentiment d’avoir “trouvé mon truc” est vertigineux, un peu flippant. Une fois qu’on a reconnu et formulé ce qu’on aimait faire, on ne peut plus se mentir à soi-même. Si mon truc c’est d’écrire, alors écrire bien est tout ce qui compte. Comme l’a écrit très justement Ava Huang :
I’ve always chosen ambivalence because I’m afraid of certainty. Because now that I know writing is certainly the thing that means everything to me, writing well is all that matters. The simplicity of that terrifies me, for someone who prefers complicated and ambiguous situations.
J’ai aussi peur de me tromper et de me lasser, une angoisse mentionnée par ma copine Emma :
Ça m’angoisse de dire que le théâtre est ma vocation. Je me dis : “bon, là, ça te plaît, mais est-ce que ça va durer ?” Je peux dire que la vie m’emmène vers ça, mais est-ce que c’est pérenne ou juste un passage, ça je ne sais pas.
Je sens déjà qu’il va me falloir me réinventer sans cesse pour garder du plaisir et de la vitalité, même si la motivation de fond restera probablement la même. Peut-être que j’aurais un jour envie de m’exprimer autrement. Comme le rappelle Claire Marin, “la place stable est illusoire”.
Je me suis aussi heurtée à un principe de réalité. J’ai le sentiment d’avoir trouvé une direction, mais comme le disait ma psy : “aucun chemin n’est droit et linéaire !” Avoir un GPS n’exclut pas les embouteillages, les détours nécessaires et les peaux de banane. Concrètement, pour payer mon loyer et mes courses, je dois bosser sur des missions alimentaires qui ne me font pas toujours vibrer. En devenant freelance, j’ai découvert la précarité de ce statut et une indépendance que j’apprivoise encore (j’en ai parlé dans un article pour mūsae). J’ignore si je pourrais un jour gagner de l’argent avec cette newsletter. Mais me confronter à ces difficultés m’a libérée de mes angoisses : j’ai arrêté de fantasmer ma vie et commencé à construire quelque chose. Le chemin est plus tordu et caillouteux que je me l’imaginais, mais il est concret et enrichissant. À ce sujet, je vous renvoie à cette newsletter d’Oliver Burkeman.
J’ajoute qu’écrire cette newsletter ne me fait pas vibrer tout le temps. Il y a des moments de joie et de lassitude, de fluidité et de blocage, de confiance et de doute, d’énergie et de flemme. L’article où Marcus Buckingham rappelait que le boulot parfait n’existe pas m’a décomplexée - selon lui, il suffirait d’aimer 20% de son travail pour rester motivé. Par ailleurs, les métiers créatifs sont peut-être particulièrement exposés à ces cycles. Dans son livre, Leila Slimani rappelle les montagnes russes inhérentes au métier de romancier :
L'écrivain est un peu comme l'opiomane et comme toute victime de l'addiction, il oublie les effets secondaires, les nausées, les crises de manque, la solitude, et il ne se souvient que de l’extase. Il est prêt à tout pour revivre cet acmé, ce moment sublime où des personnages se sont mis à parler à travers lui, où la vie a palpité.
Parfois, on oublie pourquoi on fait les choses et il faut se recentrer sur les bonnes raisons. J’ai beaucoup aimé cette interview d’Ina Mihalache (de la chaîne Youtube Solange te parle), où cette dernière raconte comment sa quête de reconnaissance lui a longtemps fait perdre le plaisir de travailler.
Quand j’ai commencé Youtube, il y a eu une période d’épiphanie où je découvrais une plateforme très en accord avec mes envies et mon besoin d’expression, mais je crois que je me trompais sur la destination de la création. Comme beaucoup de monde, j’étais conditionnée à faire pour obtenir des résultats. Et ça nous arrive à tous de perdre notre but initial de vue, détournés par le besoin de satisfaire notre égo. (…) Et la solution pour sortir de ce schéma, c’est peut-être de retrouver l’endroit du jeu : du présent, de la curiosité, de la joie.
De plus, aimer son travail n’est pas la garantie du bonheur parfait et constant que je fantasmais, et qu’on espère peut-être toujours un peu. Je pensais que la petite chenille allait devenir un beau papillon en trouvant sa place professionnellement, mais la vie reste du “50/50”. Et j’ai beau me sentir plus épanouie, j’ai gardé mes défauts, mes humeurs, mes petites angoisses. C’est ce qu’a observé la journaliste Haley Nahman, dont j’ai pourtant pensé qu’elle avait “une vie de rêve” :
It occurred to me that, despite uprooting my life in pursuit of more and finding it, I’m not sure the emotional tenor of my life has changed all that much. Hard days and incredible days still punctuate the ones that transpire as expected; eagerness and trepidation still inform my perception of the future; moments of insecurity still mix with feelings of self-assuredness. How could it be that, although everything’s changed, my mood is still the same?
La faute au mécanisme d’habituation hédonique, théorisé par le psychologue Michael Eysenck dans les années 1990, qui explique notre tendance à nous blaser dans le temps. Le psychiatre Christophe André nous en dit plus ici :
L’habituation hédonique, c’est la rouille du bonheur. C’est ce mécanisme psychologique qui fait que, lorsque nous nous sommes rapprochés de nos rêves, leur charme peut s’éteindre peu à peu, et les faire devenir des réalités ordinaires. (…) Après quelques mois, vous lever le matin pour vous rendre à votre nouveau travail ne vous met plus en joie comme au début. Rentrer le soir dans votre nouvel appartement non plus (vous vous demandez si ce n’aurait pas été mieux finalement une maison avec un petit jardin)…
Bref, la satisfaction parfaite et durable n’existe pas. On peut se dire que c’est un peu désespérant. En même temps, je trouve beau et excitant de savoir qu’on aura toujours besoin de mouvement, tout en apprenant à profiter des sources de joie déjà là. Enfin, même si tout ça m’intéresse beaucoup, ça reste du travail. L’acmé de ma journée restant de fermer mon ordi et de rejoindre des copains, et mes plus beaux souvenirs sont des souvenirs de vacances.
Mais voilà, j’ai découvert la légèreté et la sérénité qui vont avec le fait de ne plus avoir à réfléchir à ce que je vais faire demain. Libérée de cette ambivalence, je peux enfin dédier tout mon temps et toute mon énergie à ce qui est vraiment important pour moi. Je peux me projeter sans ressentir de gêne ou d’asphyxie. Et même s’il y a plein de moments où je me dis que la vie reste “une corvée” (inspi Salomé Lahoche), ce sentiment d’alignement me porte.
Ce qui n’empêche que j’ai envie de continuer à faire des expériences et à me laisser guider par ces sensations de joie, de plaisir et d’alignement, sans idée préconçue de ce que je vais “faire de ma vie”. Demain, ce sera peut-être autre chose que l’écriture. Sur ce, je vous laisse sur un passage de cet épisode un peu illuminé du podcast d’Oprah Winfrey :
Follow your bliss : pay attention to those moments when you’re lit up, when time just flies by, when you’re in that field of joyful expression, which is generally in contribution and being of service and some sense of connection in your life. And then to be able to take action in that direction and trust that something will come and support you. And instead of asking “what can I get ?” and “how can I take ?", the question is : “what can I give ?”
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(En attendant que ça intéresse quelqu’un, je parle de quelques chouettes projets de mon entourage 😉 C’est moi qui ai proposé à ces projets d’être cités ).
Le Cercle de l’art, projet initié par l’inspirante Margaux Derhy en 2020, vise à permettre aux artistes femmes francophones de vendre leur travail un mois par an pour se créer un revenu mensuel pendant un an. Une fois par an, au mois d’Avril, le Cercle de l’Art vous propose de venir découvrir les portfolios des artistes en rencontrant ces dernières dans leurs ateliers, dans la délicatesse et l’idée de partager un moment de vie. Les portes ouvertes du Cercle, c’est ce week-end !! Et pour réserver votre visite, c’est par ici.
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À bientôt, Louise
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